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Extrait

Avertissement de la seconde édition

Rousseau, Lettre sur la musique françoise, 1753
La première publication de la Lettre sur la musique française ayant engendré une vive polémique, Rousseau revient sur cette « Querelle des Bouffons » dans la seconde édition de son ouvrage.

La querelle excitée l'année dernière à l'Opéra n'ayant abouti qu'à des injures, dites, d'un côté, avec beaucoup d'esprit, et de l'autre avec beaucoup d'animosité, je n'y voulus prendre aucune part ; car cette espèce de guerre ne me convenait en aucun sens, et je sentais bien que ce n'était pas le temps de ne dire que des raisons. Maintenant que les bouffons sont congédiés, ou près de l'être, et qu'il n'est plus question de cabales, je crois pouvoir hasarder mon sentiment ; et je le dirai avec ma franchise ordinaire, sans craindre en cela d'offenser personne : il me semble même que, sur un pareil sujet, toute précaution serait injurieuse pour les lecteurs ; car j'avoue que j'aurais fort mauvaise opinion d'un peuple qui donnerait à des chansons une importance ridicule, qui ferait plus de cas de ses musiciens que de ses philosophes, et chez lequel il faudrait parler de musique avec plus de circonspection que des plus graves sujets de morale.

C'est par la raison que je viens d'exposer que, quoique quelques-uns m'accusent, à ce qu'on dit, d'avoir manqué de respect à la musique française dans ma première édition, le respect beaucoup plus grand et l'estime que je dois à la nation m'empêchent de rien changer, à cet égard, dans celle-ci.

Une chose presque incroyable, si elle regardait tout autre que moi, c'est qu'on ose m'accuser d'avoir parlé de la langue avec mépris dans un ouvrage où il n'en peut être question que par rapport à la musique. Je n'ai pas changé là-dessus un seul mot dans cette édition ; ainsi, en la parcourant de sang-froid, le lecteur pourra voir si cette accusation est juste. Il est vrai que, quoique nous ayons eu d'excellents poètes et même quelques musiciens qui n'étaient pas sans génie, je crois notre langue peu propre à la poésie, et point du tout à la musique. Je ne crains pas de m'en rapporter sur ce point aux poètes mêmes ; car, quant aux musiciens, chacun sait qu'on peut se dispenser de les consulter sur toute affaire de raisonnement. En revanche, la langue française me paraît celle des philosophes et des sages : elle semble faite pour être l'organe de la vérité et de la raison. Malheur à quiconque offense l'une ou l'autre dans des écrits qui la déshonorent ! Quant à moi, le plus digne hommage que je croie pouvoir rendre à cette belle et sage langue, dont j'ai le bonheur de faire usage, est de tâcher de ne la point avilir.

Quoique je ne veuille et ne doive point changer de ton avec le public, que je n'attende rien de lui, et que je me soucie tout aussi peu de ses satires que de ses éloges, je crois le respecter beaucoup plus que cette foule d'écrivains mercenaires et dangereux qui le flattent pour leur intérêt. Ce respect, il est vrai, ne consiste pas dans de vains ménagements qui marquent l'opinion qu'on a de la faiblesse de ses lecteurs, mais à rendre hommage à leur jugement, en appuyant par des raisons solides, le sentiment qu'on leur propose ; et c'est ce que je me suis toujours efforcé de faire. Ainsi, de quelque sens qu'on veuille envisager les choses, en appréciant équitablement toutes les clameurs que cette lettre a excitées, j'ai bien peur qu'à la fin mon plus grand tort ne soit d'avoir raison ; car je sais trop que celui-là ne me sera jamais pardonné.

Rousseau, Lettre sur la musique françoise, 2e édition, 1753
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