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Extrait

Le calmar géant

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Les quatre pirogues furent bientôt à l'eau et celle d'Achab, en tête, nageait vigoureusement vers sa proie. Celle-ci plongea bientôt. Tandis que, les avirons hauts, nous attendions qu'elle réapparaisse, voici qu'elle émergea lentement à l'endroit précis où elle s'était enfoncée. Oubliant presque Moby Dick pour l'instant, nous contemplions le plus prodigieux phénomène que les mers secrètes aient jusqu'à ce jour révélé aux hommes. Une vaste masse pulpeuse, d'une envergure fabuleuse, d'un blanc éblouissant, flottait à la surface de l'eau, des bras innombrables rayonnaient de son centre, se lovaient et se tordaient tel un nid d'anacondas, comme pour saisir aveuglément ce qui pourrait par malheur se trouver à leur portée. Masse uniforme, elle n'avait point de visage, rien qui pût permettre de lui prêter un instinct et des sensations mais elle ondulait là sur la houle, surnaturelle, informe image incompréhensible de la vie.

Tandis qu'elle disparaissait avec un faible bruit de siphon, Starbuck, les yeux encore fixés sur le bouillonnement de sa disparition, s'écria avec colère :
 J'aurais préféré rencontrer Moby Dick et lui livrer combat, plutôt que de t'avoir vu toi, fantôme blanc !
 Qu'était-ce, sir ? demanda Flask.
 Le calmar géant lui-même dont on dit que les rares baleiniers qui l'ont vu ne rentrèrent jamais au port pour en parler.

Mais Achab se tut ; faisant virer sa pirogue, il fit voile vers le navire et les autres suivirent en silence.

Quelles que soient les superstitions que les chasseurs de cachalots nourrissent envers cette chose, il est certain qu'il est tout à fait exceptionnel de l'apercevoir et que cette circonstance dès lors fut considérée comme de mauvais augure. Les marins prétendent tous que c'est la plus grande créature de l'Océan mais, parce qu'elle ne se montre presque jamais, bien rares sont ceux qui ont la plus vague idée de ce que peuvent être sa nature et sa forme véritables ; néanmoins, ils disent qu'elle fournit au cachalot son unique nourriture. En effet, les autres espèces de baleines trouvent leur subsistance en surface et on peut les voir se nourrir, mais le cachalot va chercher sa proie dans des profondeurs inconnues et c'est par déduction seulement qu'on peut dire de quoi il s'alimente. Parfois, harponné, il rejette ce qu'on pense être des bras du calmar géant, dont certains mesurent de vingt à trente pieds. Les hommes de la mer croient que ce monstre s'accroche au fond même de l'Océan par ses bras et que le cachalot étant pourvu de dents, contrairement aux autres espèces, est à même de l'attaquer et de le déchiqueter.

Il semble y avoir là matière à supposer que l'immense Kraken de l'évêque Pontoppidan pourrait bien être le calmar. La description de l'évêque relative à sa manière d’émerger et de disparaître tour à tour, comme certaines autres particularités, sont bien concordantes, mais il faut en rabattre quant aux dimensions incroyables qu'il lui attribue.

Quelques naturalistes, ayant entendu de vagues rumeurs concernant la mystérieuse créature dont nous parlons, la font entrer dans la famille des seiches, à laquelle en effet, certaines de ses caractéristiques

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 59, p. 304-306.
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