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Extrait

Le Bonheur dans le crime

Jules Barbey d’Aurevilly, « Le Bonheur dans le crime », Les Diaboliques, 1874
« Le Bonheur dans le crime » met en scène une bretteuse exceptionnelle, Hauteclaire Stassin, et le comte de Savigny, dévorés par une passion qui les conduit à assassiner lentement la comtesse de Savigny. Dans l’extrait suivant, le docteur Torty décrit la joute qu’il surprend entre les amants, pour qui combattre, c’est s’aimer.

 … « Êtes-vous allé parfois à Savigny ? — fit le docteur, en s’interrompant tout à coup et en se tournant vers moi. — Oui, — reprit-il, à mon signe de tête. — Eh bien ! vous savez qu’on est obligé d’entrer dans ce bois de sapins et de passer le long des murs du château, qu’il faut doubler comme un cap, pour prendre la route qui mène directement à V… Tout à coup, dans l’épaisseur de ce bois noir où je ne voyais goutte de lumière ni n’entendais goutte de bruit, voilà qu’il m’en arriva un à l’oreille que je pris pour celui d’un battoir, — le battoir de quelque pauvre femme, occupée le jour aux champs, et qui profitait du clair de lune pour laver son linge à quelque lavoir ou à quelque fossé… Ce ne fut qu’en avançant vers le château, qu’à ce claquement régulier se mêla un autre bruit qui m’éclaira sur la nature du premier. C’était un cliquetis d’épées qui se croisent, et se frottent, et s’agacent. Vous savez comme on entend tout dans le silence et l’air fin des nuits, comme les moindres bruits y prennent des précisions de distinctibilité singulière ! J’entendais, à ne pouvoir m’y méprendre, le froissement animé du fer. Une idée me passa dans l’esprit ; mais, quand je débouchai du bois de sapins du château, blêmi par la lune, et dont une fenêtre était ouverte :
«  Tiens ! — fis-je, admirant la force des goûts et des habitudes, — voilà donc toujours leur manière de faire l’amour ! »
Il était évident que c’était Serlon et Hauteclaire qui faisaient des armes à cette heure. On entendait les épées comme si on les avait vues. Ce que j’avais pris pour le bruit des battoirs c’étaient les appels du pied des tireurs. La fenêtre ouverte l’était dans le pavillon le plus éloigné, des quatre pavillons, de celui où se trouvait la chambre de la comtesse. Le château endormi, morne et blanc sous la lune, était comme une chose morte… Partout ailleurs que dans ce pavillon, choisi à dessein, et dont la porte-fenêtre, ornée d’un balcon, donnait sous des persiennes à moitié fermées, tout était silence et obscurité ; mais c’était de ces persiennes, à moitié fermées et zébrées de lumière sur le balcon, que venait ce double bruit des appels du pied et du grincement des fleurets. Il était si clair, il arrivait si net à l’oreille, que je préjugeai avec raison, comme vous allez voir, qu’ayant très chaud (on était en juillet), ils avaient ouvert la porte du balcon sous les persiennes. J’avais arrêté mon cheval sur le bord du bois, écoutant leur engagement qui paraissait très vif, intéressé par cet assaut d’armes entre amants qui s’étaient aimés les armes à la main et qui continuaient de s’aimer ainsi, quand, au bout d’un certain temps, le cliquetis des fleurets et le claquement des appels du pied cessèrent. Les persiennes de la porte vitrée du balcon furent poussées et s’ouvrirent, et je n’eus que le temps, pour ne pas être aperçu dans cette nuit claire, de faire reculer mon cheval dans l’ombre du bois de sapins. Serlon et Hauteclaire vinrent s’accouder sur la rampe en fer du balcon. Je les discernais à merveille. La lune tomba derrière le petit bois, mais la lumière d’un candélabre, que je voyais derrière eux dans l’appartement, mettait en relief leur double silhouette. Hauteclaire était vêtue, si cela s’appelle vêtue, comme je l’avais vue tant de fois, donnant ses leçons à V…, lacée dans ce gilet d’armes de peau de chamois qui lui faisait comme une cuirasse, et les jambes moulées par ces chausses en soie qui en prenaient si juste le contour musclé. Savigny portait à peu près le même costume. Sveltes et robustes tous deux, ils apparaissaient sur le fond lumineux, qui les encadrait, comme deux belles statues de la Jeunesse et de la Force. Vous venez tout à l’heure d’admirer dans ce jardin l’orgueilleuse beauté de l’un et de l’autre, que les années n’ont pas détruite encore. Eh bien ! aidez-vous de cela pour vous faire une idée de la magnificence du couple que j’apercevais alors, à ce balcon, dans ces vêtements serrés qui ressemblaient à une nudité. Ils parlaient, appuyés à la rampe, mais trop bas pour que j’entendisse leurs paroles ; mais les attitudes de leurs corps les disaient pour eux. Il y eut un moment où Savigny laissa tomber passionnément son bras autour de cette taille d’amazone qui semblait faite pour toutes les résistances et qui n’en fit pas… Et, la fière Hauteclaire se suspendant presque en même temps au cou de Serlon, ils formèrent, à eux deux, ce fameux et voluptueux groupe de Canova qui est dans toutes les mémoires, et ils restèrent ainsi sculptés bouche à bouche le temps, ma foi, de boire, sans s’interrompre et sans reprendre, au moins une bouteille de baisers ! Cela dura bien soixante pulsations comptées à ce pouls qui allait plus vite qu’à présent, et que ce spectacle fit aller plus vite encore…

Jules Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, Paris : E. Dentu, 1874, pp. 144-146.
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