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Extrait

Visite au roi Charles X

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Quatrième partie, Livre IV, 1848
Chateaubriand, qui s’opposait à la monarchie libérale de Louis-Philippe, rendit deux fois visite au roi Charles X, exilé à Prague au château du Hradschin avec son fils et son petit-fils, que l’écrivain espérait voir monter sur le trône un jour. En retrouvant le monarque détrôné, entouré de vieux courtisans obéissant toujours à l’étiquette de l’Ancien Régime, Chateaubriand finit par comprendre que la monarchie et les idéaux qu’il défend font désormais irrémédiablement partie du passé.

J’allai m’habiller : on m’avait prévenu que je pouvais garder au dîner du Roi ma redingote et mes bottes ; mais le malheur est d’un trop haut rang pour en approcher avec familiarité. J’arrivai au château à six heures moins un quart ; le couvert était mis dans une des salles d’entrée. Je trouvai au salon le cardinal Latil. Je ne l’avais pas rencontré depuis qu’il avait été mon convive à Rome, au palais de l’ambassade, lors de la réunion du conclave, après la mort de Léon XII. Quel changement de destinée pour moi et pour le monde entre ces deux dates !
C’était toujours le prestolet à ventre rondelet, à nez pointu, à face pâle, tel que je l’avais vu en colère à la Chambre des pairs, un couteau d’ivoire à la main. On assurait qu’il n’avait aucune influence et qu’on le nourrissait dans un coin, en lui donnant des bourrades ; peut-être : mais il y a du crédit de différentes sortes ; celui du cardinal n’en est pas moins certain, quoique caché ; il le tire, ce crédit, des longues années passées auprès du Roi, et du caractère de prêtre. L’abbé de Latil a été un confident intime ; la remembrance de madame de Polastron s’attache au surplis du confesseur ; le charme des dernières faiblesses humaines et la douceur des premiers sentiments religieux se prolongent en souvenirs dans le cœur du vieux monarque.
Successivement arrivèrent M. de Blacas, M. A. de Damas, frère du baron, M. O’Hégerty père, M. et madame de Cossé. À six heures précises le Roi parut, suivi de son fils ; on courut à table. Le Roi me plaça à sa gauche, il avait M. le Dauphin à sa droite ; M. de Blacas s’assit en face du Roi, entre le cardinal et madame de Cossé ; les autres convives étaient distribués au hasard. Les enfants ne dînent avec leur grand-père que le dimanche : c’est se priver du seul bonheur qui reste dans l’exil, l’intimité et la vie de famille.
Le dîner était maigre et assez mauvais. Le Roi me vanta un poisson de la Moldau, qui ne valait rien du tout. Quatre ou cinq valets de chambre en noir rôdaient comme des frères lais dans le réfectoire ; point de maître d’hôtel. Chacun prenait devant soi et offrait de son plat. Le Roi mangeait bien, demandait et servait lui-même ce qu’on lui demandait. Il était de bonne humeur ; la peur qu’il avait eue de moi était passée. La conversation roulait dans un cercle de lieux communs, sur le climat de la Bohême, sur la santé de madame la Dauphine, sur mon voyage, sur les cérémonies de la Pentecôte qui devaient avoir lieu le lendemain ; pas un mot de politique. M. le Dauphin, le nez plongé dans son assiette, sortait quelquefois de son silence, et s’adressant au cardinal Latil : «  Prince de l’Église, l’évangile de ce matin était selon saint Matthieu ? — Non, monseigneur, selon saint Marc. — Comment, saint Marc ? » Grande dispute entre saint Marc et saint Matthieu, et le cardinal était battu.
Le dîner a duré près d’une heure ; le Roi s’est levé ; nous l’avons suivi au salon. Les journaux étaient sur une table ; chacun s’est assis et l’on s’est mis à lire çà et là comme dans un café.
Les enfants sont entrés, le duc de Bordeaux conduit par son gouverneur, Mademoiselle par sa gouvernante. Ils ont couru embrasser leur grand-père, puis ils se sont précipités vers moi ; nous nous sommes nichés dans l’embrasure d’une fenêtre donnant sur la ville et ayant une vue superbe. J’ai renouvelé mes compliments sur la leçon d’équitation. Mademoiselle s’est hâtée de me redire ce que m’avait dit son frère, que je n’avais rien vu ; qu’on ne pouvait juger de rien quand le cheval noir était boiteux. Madame de Gontaut est venue s’asseoir auprès de nous, M. de Damas un peu plus loin prêtant l’oreille, dans un état amusant d’inquiétude, comme si j’allais manger son pupille, lâcher quelques phrases à la louange de la liberté de la presse, ou à la gloire de madame la duchesse de Berry. J’aurais ri des craintes que je lui donnais, si depuis M. de Polignac je pouvais rire d’un pauvre homme.
[…]
Huit heures sonnèrent : la voix du baron de Damas coupa court à notre conversation, comme quand le marteau de l’horloge, en frappant dix heures, suspendait les pas de mon père dans la grande salle de Combourg.
Aimables enfants ! le vieux croisé vous a conté les aventures de la Palestine, mais non au foyer du château de la reine Blanche ! Pour vous trouver, il est venu heurter avec son bâton de palmier et ses sandales poudreuses au seuil glacé de l’étranger. Blondel a chanté en vain au pied de la tour des ducs d’Autriche ; sa voix n’a pu vous rouvrir les chemins de la patrie. Jeunes proscrits, le voyageur aux terres lointaines vous a caché une partie de son histoire ; il ne vous a pas dit que, poète et prophète, il a traîné dans les forêts de la Floride et sur les montagnes de la Judée autant de désespérances, de tristesses et de passions, que vous avez d’espoir, de joie et d’innocence ; qu’il fut une journée où, comme Julien, il jeta son sang vers le ciel ; sang dont le Dieu de miséricorde lui a conservé quelques gouttes pour racheter celles qu’il avait livrées au dieu de malédiction.
Le prince, emmené par son gouverneur, m’invita à sa leçon d’histoire fixée au lundi suivant, onze heures du matin ; madame de Gontaut se retira avec Mademoiselle.
Alors commença une scène d’un autre genre : la royauté future, dans la personne d’un enfant, venait de me mêler à ses jeux ; la royauté passée, dans la personne d’un vieillard, me fit assister aux siens. Une partie de whist, éclairée par deux bougies dans le coin d’une salle obscure, commença entre le Roi et le Dauphin, le duc de Blacas et le cardinal Latil. J’en étais le seul témoin avec l’écuyer O’Hégerty. À travers les fenêtres dont les volets n’étaient pas fermés, le crépuscule mêlait sa pâleur à celle des bougies : la monarchie s’éteignait entre ces deux lueurs expirantes. Profond silence, hors le frôlement des cartes et quelques cris du Roi qui se fâchait. […]
Le jeu fini, le roi me souhaita le bon soir. Je passai les salles désertes et sombres que j’avais traversées la veille, les mêmes escaliers, les mêmes cours, les mêmes gardes, et, descendu des talus de la colline, je regagnai mon auberge en m’égarant dans les rues et dans la nuit. Charles X restait enfermé dans les masses noires que je quittais : rien ne peut peindre la tristesse de son abandon et de ses années.

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome 6, Paris, Garnier frères, 1899-1900, pp. 94-102.
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