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Extrait

Passereau, l’écolier

Pétrus Borel, Champavert, contes immoraux, « Passereau, l’écolier », 1833
Alors que tous le mettent en garde contre l’inconstance des femmes, Passereau reste convaincu de la fidélité de sa maîtresse, Philogène. Mais lorsqu’il découvre qu’elle voit un autre homme, le jeune écolier veut mettre fin à ses jours. Écartant le suicide, trop hasardeux, il cherche un moyen de se faire tuer. Il commence par donner rendez-vous à Philogène, s’arrange pour la faire tomber dans un puits où il l’achève à coup de pierres, puis provoque en duel l’amant de sa maîtresse, le colonel Vogtland. Les deux hommes décident de jouer leur vie aux dominos : le gagnant tuera l’autre. Mais avant cela, les deux rivaux dînent ensemble.

Là-dessus, se dirigèrent vers la rue de Rivoli, notre écolier et notre soldat, ou notre soldat et notre écolier, je laisse à chacun la faculté de donner la préséance à qui bon lui semblera suivant son goût et sa prédilection. Vit-on jamais couple d’hyménée mieux assorti entrer chez un traiteur, faisant nopces et festins ? Un gros ossu, d’une stature hyperbolique — qui aurait pu servir d’observatoire, Dieu en soit loué ! à feu Mathieu Lemsberg —, un tueur par l’épée ; c’est l’époux d’une part. — Un petit minois, enfantin et joliet, qui aurait pu faire un charmant docteur à l’usage des dames, un tueur par Broussais ; c’est l’époux d’autre part. –– Comme pour une partie fine ils s’enfermèrent dans un cabinet très particulier, je suis sûr qu’il en vint de mauvaises pensées dans l’esprit du garçon. Ceci nous montre qu’il ne faut point s’arrêter aux apparences. Gardons-nous de jugements téméraires, il est si facile de prendre, ainsi que dans cette occurrence, des gens qui vont se couper la gorge, pour des gens qui vont se l’embrasser.

 Ce repas, pour l’un de nous deux, sera le dernier, sera le viatique, dit alors Passereau ; il convient de le faire copieux, sans nul égard pour les ordonnances somptuaires de feu très constant roi Henri deuxième, que lui-même sans doute outrepassa souventefois en l’honneur de madame Diane, et qu’à plus solide raison, nous pouvons bien enfreindre en l’honneur de madame la mort.
 Je comprends, vous voulez, comme on dit à la caserne, que nous fassions un mâchon soigné, cela me chausse assez bien : j’y tope. — Pour vous préparer au grand acte qui va suivre, pour vous procurer de l’aplomb et de l’audace, vous voulez vous salpêtrer le cerveau, c’est très adroit ! C’est comme je pratiquais à ma première campagne ; quand la journée devait être chaude, je me reconsolidais avec une armure interne de champagne mousseux.
 Non, ce n’est pas pour cela, car je suis résigné à quitter la vie ; je serais même chagriné s’il advenait que je gagnasse.
 Moi de même.
 Et je vous demanderai, si le cas échoit en votre faveur, de ne point me faire de politesse et de me tuer sans remords.
 Moi de même. — Car la vie, à vous dire vrai, commence à me peser constitutionnellement. Le troupier sans guerre, c’est la désolation des désolations ; c’est un médecin sans épidémies ; c’est un Coitier sous Louis XI.

[…]

Arrivés au café de la Régence, vite, ils demandèrent un jeu de dominos — voici le moment fatal ! — Dieu, car il n’y a pas de hasard, même aux dominos, va décider dans sa sagesse qui des deux doit mourir, du carabin ou du carabinier.
Vogtland parfois était morgue comme un caporal instructeur, et parfois volontiers assez expansif.
 Double six, douze, 1812 ; c’est juste l’année où j’ai eu l’avantage de perdre mon vénérable père.
 Pas de niaiseries, colonel, jouons gravement, grogna Passereau, et surtout ne mettez pas les dominos à l’envers.
Notre écolier était rêveur et concentré, et racorni en boule sur lui-même, comme certain poète contemporain, ou comme un petit cochon d’Inde qui a froid.
Une galerie de bourgeois s’arrondissait autour de leur table et prenait intérêt à leurs jeux. Si ces braves gens avaient pu se douter de ce qui se décidait là, certes, ils auraient été terriblement effrayés et auraient pris leur parapluie ou celui d’autrui, et se seraient enfuis à toutes jambes, s’ils n’avaient été œdémateux ou podagres.
Vogtland, comme un compagnon du devoir, habitué à boire tout au litre, qui entre par hasard au café, un jour de bamboches, avalait sa dix-septième demi-tasse quand la partie se termina à son avantage. — Passereau à cette fin sourit agréablement.
 Allons, partons de suite, dit-il, je suis pressé d’en finir.
 Quelle mort préférez-vous ?
 Faites-moi sauter le caisson.
 Bien. Je vais entrer rue de Rohan, dans mon hôtel, pour y prendre mes pistolets. Marchez lentement, je vous rejoindrai ; où allons-nous, aux Champs-Élysées ?
Vogtland reparut bientôt ; silencieux, ils suivirent la grande avenue et passèrent la barrière de l’Étoile. À quelques maisons plus loin que la taverne du napolitain Graziano, où l’on mange d’excellents macaronis, ils se détournèrent de la route et descendirent dans les prés en contrebas de la chaussée — il était grande nuit. Là, ayant longé quelque temps un mur de clôture :
 Arrêtons-nous ici, dit Passereau, nous sommes assez bien, ce me semble.
 Vous trouvez ?
 Oui !
 Êtes-vous prêt ?
 Oui, monsieur, armez, surtout pas de délicatesse, vous êtes un lâche si vous tirez en l’air.
 N’ayez pas peur, je ne vous manquerai pas.
 Ajustez-moi à la tête et au cœur, s’il vous plaît ?
 Avec plaisir : mais appuyez-vous sur le mur pour ne point reculer, et comptez une, deux, trois ; à la troisième, je ferai feu.
 Une, deux ; — attendez, nous avons joué notre vie pour une femme ?
 Oui !
 Elle appartient au survivant ?
 Oui !
 Écoutez bien ce que je vais vous dire et faites-le, je vous prie : la volonté d’un mourant est sacrée.
 Je le ferai !
 Demain matin, vous irez rue des Amandiers-Popincourt ; à l’entrée, à droite, vous verrez un champ terminé par une avenue de tilleuls, enclos par un mur fait d’ossements d’animaux et par une haie vive, vous escaladerez la haie, vous prendrez alors une longue allée de framboisiers, et tout au bout de cette allée vous rencontrerez un puits à rase terre.
 Après ?
 Alors, vous vous pencherez et vous regarderez au fond.
Maintenant faites votre devoir, voici le signal, — une, deux, trois !…

Pétrus Borel, Champavert, contes immoraux, Paris  E. Renduel, 1833, p. 387-396.
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