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Extrait

De Circé, fille du Soleil

Boccace, Des Dames de renom
Dans son livre De mulieribus claris, traduit sous le titre Des Dames de renom, le poète et humaniste italien Bocacce regroupe des biographies de femmes célèbres, sur le modèle des Hommes illustres de Pétrarque. dont le caractère peut être positif ou négatif. Il décrit ici la magicienne Circé, non sans une certaine misogynie.

Circé, Dame jusqu'à ce nôtre temps fort fameuse par ses enchantements, fut fille du Soleil et de Persa, Nymphe, fille de l'Océan, et soeur d'Oethes, roi de Colchos, comme racontent quelques poètes. A mon jugement, qu'elle fut ainsi dite fille du Soleil pour ce qu'elle fut belle sur toutes les autres de son temps, ou pour ce qu'elle fut très experte en la connaissance des vertus des herbes, ou bien pour ce qu'elle fut dame de très grande providence : toutes lesquelles choses les mathématiciens disent être données par le Soleil pour divers respects, à ceux qui naissent sous lui.

Comment elle vint habiter en Italie, laissant Colchos, je n'ai point souvenance de l'avoir lu. Une fois pour toutes, les histoires témoignent qu'elle habita sur Ethée, montagne des Volsques, qui jusques à ce jour d'hui est nommée Circée, du nom d'icelle. Or combien que l'on ne trouve rien écrit d'une tant fameuse Dame, sinon par les poètes, néanmoins, récitant brièvement ce qu'ils en écrivent, nous déclarerons l'opinion de ceux qui prêtent foi à son histoire, en tant que mon petit pouvoir se pourra étendre.

Ils disent donc que tous navigateurs qui volontairement ou par fortune de mer prenaient port sur les marches de son mont pour lors île, étaient par son art et enchantements, ou avec quelques breuvages ensorcelés, transformés en diverses sortes de bêtes ; entre lesquels furent les compagnons d'Ulysse durant les navigations. Mais lui, étant échappé de ses sorcelleries moyennant le conseil de Mercure, avec l'épée nue en la main, menaça de la tuer si elle ne les remettait tous en leur première forme. Quand elle eut fait ce qu'il demandait, Ulysse demeura avec elle un an tout entier, durant lequel temps elle eut de lui un fils nommé Théologon ; puis s'en partit finalement, plein de bon conseil.

Quant à moi, j'estime que sous ces déguisements y a quelque entente cachée ; car quelques uns disent que cette Circé fut une Dame très puissante en faits et en paroles, laquelle habitant (comme j'ai dit) en Italie, non trop loin de la ville de Gaète en Campanie, ne se soucia jamais de souiller sa pudicité, pourvu qu'elle parvînt à ce qu'elle désirait ; et ainsi induisait plusieurs personnages qui prenaient terre en son île non seulement à faire ses vouloirs mais aussi, avec ses douces et amoureuses paroles, les faisait devenir amoureux d'elle, contraignant par telle manière les uns à brigander sur la mer, les autres, oubliant toute honnêteté, à exercer marchandise en toute tromperie, et les autres, qu'elle feignait aimer par-dessus tout, faisait monter en orgueil extrêmement grand. Tellement que ceux qui se laissèrent emporter l'entendement par le moyen de telle Dame, étaient à bon droit réputés être transmués par icelle en ces bêtes qui avaient quelque conformité aux vices desquels ils étaient entrepris.

Suivant lesquelles considérations nous pourrions facilement comprendre, prenant garde aux manières de vivre de plusieurs hommes et femmes d'aujourd'hui, qu'il se trouve beaucoup de Circés par le monde, et plus grand nombre d'hommes transformés en bêtes par leurs vices, qu'il n'y en avait pas pour lors. Au regard de ce qu'Ulysse fut conseillé par Mercure, on peut apertement connaître qu'il s'entend que l'homme prudent ne se laisse endormir du babil affeté de ces femmes rusées, mais plutôt, par ses bonnes remontrances, réveille ceux qui sont endormis. Du surplus, il est assez manifeste qu'il appartient à l'Histoire, étant chose vraie et non pas fiction poétique, qu'Ulysse demeura quelque temps avec Circé. Outre tout ce que dessus on trouve par écrit que cette Dame fut femme de Picus, fils de Saturne, roi des Latins et qu'elle lui apprit l'art de devinement ; mais puis après, par jalousie de ce qu'il aimait une nymphe nommée Pomone, le transforma en un oiseau qui toujours depuis a retenu son nom. Laquelle poésie signifie que ce Picus était un oiseau domestique et privé du chant et maintien duquel son mari voulait prendre les augures des choses futures ; et pour ce qu'il se gouvernait et passait sa vie selon les augures qu'il prenait de cet oiseau, on disait qu'il était transmué en icelui. Au demeurant, je ne trouve point quand, comment et où mourut Circé.

Boccace, Des Dames de renom, traduction disponible sur le site https://mediterranees.net/mythes/ulysse/epreuves/circe/boccace.html
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