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Extrait

Circé, amoureuse malheureuse

Ovide, Métamorphoses, 14, 10-70
Le dieu-marin Glaucus, amoureux de Scylla, se rend chez Circé pour lui demander l'aide de sa magie. Mais la magicienne s'est elle-même éprise de Glaucus...

De là, Glaucus, fendant de sa large main les flots Tyrrhéniens,
rejoint les collines herbeuses et le palais de la fille du Soleil,
Circé, dont les cours regorgent de bêtes sauvages variées.
Dès qu'il la vit, après un échange de salutations, il dit :
« Déesse, je t'en prie, aie pitié d'un dieu ; car toi seule,
tu peux soulager mon amour, si du moins je t'en parais digne.
Personne, ô fille du Titan, ne sait mieux que moi combien grande
est la puissance des herbes, car elles m'ont métamorphosé.
Pour que tu n'ignores pas la cause de ma fureur,
sache que sur le rivage d'Italie, face aux remparts de Messine,
Scylla m'est apparue ; je rougis de rappeler mes promesses
et mes prières, et les flatteries et les paroles qu'elle a dédaignées.
Toi donc, s'il existe une incantation au pouvoir souverain,
prononce-la de ta bouche sacrée ; ou s'il est une herbe plus active,
utilise les vertus éprouvées de cette plante efficace.
Je ne te demande pas de me guérir ni de soigner ma blessure,
nul besoin d'y mettre fin ; puisse cette nymphe partage ma flamme. »
Alors Circé – nulle autre n'a un tempérament plus enclin
à s'enflammer de la sorte, que cette passion lui soit propre
ou vienne de Vénus offensée d'avoir été dénoncée par son père, 
lui répond ceci : « Tu ferais mieux de rechercher une amie consentante,
qui partage tes souhaits, et soit prisonnière de la même passion.
Tu méritais et tu aurais pu, c'est sûr, être imploré le premier ;
et, si tu le laisses espérer, crois-moi, tu seras imploré.
Ne doute pas de toi, et sois confiant en ta beauté.
Moi par exemple, qui suis déesse et fille du Soleil éclatant,
si puissante par mes plantes et mes incantations,
mon voeu est d'être à toi. Méprise celle qui te méprise, poursuis
qui te poursuit et, te vengeant de l'une, du même coup venge l'autre. »
À de telles tentatives de Circé, Glaucus répondit :
« Des feuillages pousseront sur la mer et des algues sur les monts
avant que mes amours ne changent d'objet, tant que vivra Scylla. »
La déesse est indignée, et comme elle aimait Glaucus et ne pouvait
ni ne voulait le blesser, elle tourne sa colère contre la rivale
qui lui a été préférée. Offensée de voir son amour repoussé,
elle broie aussitôt des herbes infectes aux sucs effroyables,
et joint à la mixture obtenue des incantations à Hécate.
Elle s'enveloppe de voiles bleu sombre et traversant les rangs
des fauves qui l'adulent, elle sort du milieu de la cour,
et gagnant Rhégium qui fait face à la rocheuse Zanclé,
elle s'avance sur les eaux qui bouillonnent sous la houle.
Elle y pose les pieds comme sur de la terre ferme
et gardant les pieds secs court à la surface des flots.
Une petite grotte, aux voûtes arrondies en arcs, offrait à Scylla
un havre agréable, où elle s'abritait des ardeurs de la mer et du ciel,
lorsque le soleil, au milieu de sa course, était le plus ardent,
et du haut du ciel réduisait presque à rien les ombres.
La déesse se met à souiller et à infecter de poisons maléfiques
cet endroit ; elle l'asperge des sucs pressés d'une racine toxique.
Puis sa voix de magicienne murmure une formule obscure,
salmigondis de termes inconnus, répétés neuf fois à trois reprises.
Arriva Scylla. Elle était descendue dans l'eau jusqu'à la taille
quand elle remarqua ses aines défigurées par d'horribles monstres hurlants.
Sans croire d'abord qu'ils faisaient partie de son corps,
elle recule et chasse ces chiens à la gueule menaçante
qui lui font peur ; mais elle entraîne avec elle ce qu'elle fuit,
et en cherchant sur son corps, ses cuisses, ses jambes et ses pieds,
elle trouve à leur place des gueules béantes de Cerbères.
Elle tient debout grâce à ces chiens enragés, et les aines mutilées,
les flancs proéminents, elle domine les échines soumises des bêtes.
Glaucus, qui l'aimait, pleura et se déroba à l'union avec Circé
qui avait usé des vertus des plantes avec trop d'hostilité.
Scylla resta sur place, et dès que s'en présenta l'occasion,
elle priva Ulysse de ses compagnons par haine pour Circé.
Bientôt elle aurait englouti les vaisseaux des Troyens,
si elle n'avait été  transformée en un rocher, qui se dresse
de nos jours encore. Même rocher, Scylla rebute les marins.

Ovide, Métamorphoses, tr. de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2009. Lire en ligne : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met14/Met14,%201-153.htm
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