Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Les Égarements du cœur et de l’esprit

Crébillon fils
Le Verrou, gravure de Maurice Blot d’après une peinture de Fragonard
Le Verrou, gravure de Maurice Blot d’après une peinture de Fragonard

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Dans ce « tableau de la vie humaine », Crébillon décrit le parcours initiatique d’un jeune homme qui découvre le monde en même temps que les plaisirs sensuels. Étude des rapports sociaux et amoureux d’une époque, ce roman où fleurit le libertinage se veut porter un regard distancié mais pénétrant sur les mœurs de l’aristocratie du temps de l’auteur.

Un roman d’apprentissage

Les Égarements du cœur et de l’esprit est un roman qui relate une initiation amoureuse, voire sexuelle, qui est en même temps un apprentissage social. Monsieur de Meilcour, au soir de sa vie, se souvient des deux semaines fatidiques qui ont vu l’adolescent de dix-sept ans qu’il était alors devenir un adulte. Le récit tourne autour de rencontres que fait le jeune homme, alors en quête de l’amour absolu mais aussi du plaisir, et des relations complexes, changeantes, entre lui et quatre ou cinq personnages. Le premier est madame de Lursay, une amie de sa mère, tendre, jolie, sensuelle, qui se refuse à cause des bévues commises par le naïf et ignorant Meilcour. On y rencontre aussi la jeune Hortense de Thiéville qui, attirée par l’adolescent, en est détournée par ses maladresses continuelles. Madame de Sénanges est quant à elle l’archétype de la vieille coquette, qui lui répugne mais qu’il va suivre par conformisme. Enfin, il y a Versac, le libertin parfait, qui va initier Meilcour aux secrets de la conduite à tenir dans ce petit monde très codifié. Finalement, Meilcour va succomber à madame de Lursay, partagé entre le désir physique qui comble son corps mais l’éloigne de la passion des sentiments et le laisse quelque peu dépité.

C’est une erreur de croire que l’on puisse conserver dans le monde l’innocence de mœurs que l’on a communément quand on y entre...

Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de l’esprit, Partie III, 1738

Ce roman est resté inachevé, en regard du canevas annoncé par Crébillon dans sa préface. Il prévoyait de montrer l’évolution d’un homme du monde dans son rapport avec les femmes : du jouvenceau naïf, fat et ignorant au libertin « plein de fausses idées, et pétri de ridicules », puis son retour au naturel grâce à une « femme estimable ». Seule la première partie de ce programme a été traitée, qui conduit le héros de l’ignorance à l’erreur. Manque de temps, ou volonté délibérée de l’auteur ? Les critiques en discutent encore.

Connaître les usages du monde

Crébillon annonce qu’il veut peindre le « tableau de la vie humaine », « les hommes tels qu’ils sont », sans en faire un roman à clefs. Son livre décrit une microsociété, l’aristocratie de son temps, dont les rapports sociaux et sentimentaux suivent un schéma extrêmement rigoureux bien que non dit. C’est parce que Meilcour ne connaît pas ces règles qu’il échoue dans tout ce qu’il entreprend. Ce sont les conseils de Versac et l’attitude de madame de Lursay qui vont lui faire comprendre « les usages du monde ». Mais ceux-ci sont assez désespérants, car ils excluent tout élan du cœur, toute vertu, tout sentiment, tendus vers un seul but : la satisfaction physique, réussir « l’occasion ». Meilcour et madame de Lursay miment l’amour, mais c’est plutôt pour parer de probité et de morale le simple désir sexuel, qui une fois passé rend le tout dérisoire. Car une fois l’étreinte finie, ne restent que l’amertume et la dépit.

Sans connaître ce qui me manquait, je sentis du vide dans mon âme.

Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de l’esprit, Partie III, 1738

Raffinement et ironie

Le danger du tête-à-tête
Le danger du tête-à-tête |

Bibliothèque nationale de France

Tout dans le texte focalise l’attention du lecteur sur les personnages et leurs relations. Ni décors chatoyants, ni descriptions urbaines : seuls quelques noms localisent les lieux (Opéra, Tuileries, etc.). Le reste du monde est également évacué de la narration : n’en subsistent que de rares échos dans les commérages des boudoirs. Aucun superflu n’entrave le récit de cette comédie humaine. Le style de Crébillon, de longues phrases raffinées et enveloppantes, permettent de mieux saisir encore les plus infimes variations entre les protagonistes, quand un geste, un regard, un mot peuvent faire basculer les situations. Le ton reste distancié et ironique, car c’est un homme mûr qui parle et se remémore avec une certaine tendresse mais aussi de la dérision ses premiers pas, jadis, dans la haute société. Ces souvenirs introduisent également un doute chez le lecteur. Les individus dont parle le Meilcour âgé ne sont-ils pas caricaturés ? Par exemple madame de Lursay, peinte comme une manipulatrice intrigante qui ne cherche qu’à séduire un adolescent de dix-sept ans, ne montre-t-elle pas de la tendresse, voire des vrais sentiments pour le jeune homme ?

Si l’on ne voyait que les gens qu’on estime on ne verrait personne.

Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de l’esprit, Partie II, 1736

De l’oubli à la redécouverte

La publication des Égarements du cœur et de l’esprit s’est effectuée en deux étapes : la première partie paraît en janvier 1736 à Paris, les deux suivantes en avril 1738 à La Haye. L’œuvre va connaitre un certain succès : cinq rééditions au 18e siècle en attestent. Mais avant même la mort de Crébillon, le goût pour ce type de récit passe. On trouve l’auteur ennuyeux, fade, dépravé. Le 19e siècle l’ignore : « C’est mesquin et petit : on y étouffe. Ils sont le plus souvent d’un style obscur et inintelligible, à force d’être contourné » écrit un critique à propos des romans de Crébillon (Hoeffer, 1852). Il faut attendre les années 1960 pour qu’on redécouvre l’auteur et ses œuvres. Les rééditions se multiplient, ainsi que les études, jusqu’à considérer Les Égarements comme emblématique du roman des Lumières. 

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

Lien permanent

ark:/12148/mmb740mp8zgx1