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Aloysius Bertrand, inventeur du poème en prose

« Vieille Peau dit l’amour », dessin d’Aloysius Bertrand
« Vieille Peau dit l’amour », dessin d’Aloysius Bertrand

Bibliothèque nationale de France

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En dehors de son Gaspard de la Nuit, qui a joué un rôle essentiel dans l’histoire de la poésie française, nous connaissons peu la vie de Louis Bertrand (1807-1841), dit Aloysius Bertrand, qui semble avoir été essentiellement consacrée à la littérature et à la défense d’idéaux républicains, deux passions auxquelles il put s’adonner grâce au journalisme.
 

Une biographie à épousseter

Les lacunes de la biographie ont parfois été comblées par la légende. Brisons tout d’abord le charme aloysien de la majorité des éditions actuelles de Gaspard de la Nuit : en jouant avec ses trois prénoms de baptême (Jacques, Louis, Napoléon), Bertrand a utilisé différentes formes possibles des deux premiers pour signer ses textes littéraires ou se faire enregistrer dans des registres administratifs (Ludovic, Jacques-Louis, Jacob, Aloysius, etc.), mais c’est sous le nom de Louis Bertrand qu’il a signé son œuvre principale.

Maribas
« Maribas , dessin de Bertrand |

Bibliothèque nationale de France

L’image d’un jeune homme sombre et asocial, transmise par le plus jeune frère de Bertrand qui, de neuf ans son cadet, l’a peu connu et a composé le portrait à partir de sa lecture de Gaspard de la Nuit, doit être nuancée et remise en contexte avec les lettres, l’œuvre, les dessins et l’engagement politique de l’écrivain : ils dessinent le profil d’un jeune homme à qui les amitiés importent, un esprit caustique recourant volontiers à la satire, à la caricature et à la polémique, un fils de « Patriote de 1789 » attaché aux valeurs républicaines qu’il défend avec enthousiasme et éloquence lorsque la censure muselle moins durement. Quant à la légende d’un perfectionnisme impuissant, en partie fondée sur la notice de Sainte-Beuve, elle ne peut résister au rappel qu’à 19 ans, Bertrand est déjà l’auteur de plus d’une cinquantaine de textes littéraires et qu’à 21 ans il a achevé son premier livre, les Bambochades romantiques, et le manuscrit d’une deuxième œuvre non identifiée à ce jour. La crise économique que connaît alors l’édition explique qu’il n’ait éprouvé la joie de la publication ni pour cette première œuvre ni pour Gaspard de la Nuit, paru de manière posthume.

La pauvreté, qui condamna l’écrivain à une vie obscure et à une mort prématurée, ainsi que l’orgueil de l’homme, qui préféra cacher sa misère plutôt que de faire pitié, ne relèvent pas, eux, du mythe. L’indigence de Bertrand explique qu’il dut, sous la Restauration, collaborer avec des journaux dont il ne partageait pas l’idéologie. Elle explique aussi en partie qu’il ne put donner suite aux premiers pas faits en 1828 dans les cercles romantiques parisiens et qu’il fut contraint de limiter ses démarches auprès des éditeurs ou directeurs de théâtre pour faire paraître ses œuvres, ou représenter ses pièces. C’est encore l’indigence qui explique que, malade, il s’ensevelit à l’hôpital où seul David d’Angers vint lui rendre visite. Ce dernier s’occupa de son inhumation le jour de son décès (le 29 avril 1841), sauva in extremis ses manuscrits et dessins et effectua toutes les démarches pour assurer la publication de l’œuvre à laquelle Bertrand avait travaillé plus de dix ans.

Une vie consacrée à l’étude et à l’art

Louis Bertrand est né à Ceva dans le Piémont en 1807. Il est le fils de Georges Bertrand, officier de gendarmerie, et de Laure Davico, fille du maire de la petite ville italienne. Son frère cadet naît un an plus tard, sa sœur en 1812, et la fratrie continue de s’agrandir avec la naissance en 1816 de Frédéric. Quand la famille s’installe à Dijon, Louis a huit ans et demi. Il entre au collège royal de la ville quelques années plus tard. Il a pour professeur Amédée Daveluy et pour condisciples Lacordaire, de cinq ans son aîné, et Antoine de Latour. Déjà, il écrit. Le plus ancien des poèmes qui nous sont parvenus date de 1823 et son talent lui permet de se distinguer dans les exercices scolaires auxquels il est astreint : il obtient un deuxième prix de discours français en 1825 et une première place en 1826.

Débuts journalistiques

Dès l’obtention du baccalauréat, Bertrand rejoint la Société d’études de Dijon (SED) où se réunissent les notables locaux ayant des prétentions intellectuelles. Il y fait la connaissance de son fondateur, Théophile Foisset, et de l’un de ses protégés, Charles Brugnot, avec qui il se lie. Il est rapidement l’un des membres les plus actifs de la section de littérature de la SED où sont présentés des textes qui portent, pour une partie d’entre eux, des titres communs avec ceux de plusieurs pièces de Gaspard de la Nuit.

Le Provincial
Le Provincial |

Bibliothèque nationale de France

Lorsque Théophile Foisset cherche un gérant-responsable pour le journal d’opposition qu’il veut créer, Le Provincial, Bertrand accepte la fonction, et devient l’un de ses rédacteurs, ayant ainsi l’occasion de publier ses premiers textes et d’entrer en relation avec les écrivains que connaît Théophile Foisset, au premier rang desquels figure Victor Hugo. Très vite, Bertrand met sa plume au service de la défense du périodique qui doit faire face aux insinuations puis aux attaques ouvertes du Journal de la Côte-d’Or, qui préexistait au Provincial et qui ne voit pas d’un très bon œil l’arrivée d’un rival. C’est avec un talent satirique qu’il entreprend de répondre à son principal rédacteur, Vivant Carion. L’occasion onomastique était trop savoureuse pour qu’il la manquât : Carion devient un Carillonneur, « commis dans l’entreprise des boues » dont il tire ses revenus. Se souvient-il de la morgue des aristocrates rappelant à Caron de Beaumarchais ses origines horlogères (« Caron, carillon ») ? Toujours est-il que, comme Figaro et son créateur, il entend mettre les rieurs de son côté : le conte est remarquable d’ironie et atteste la culture de Bertrand dans le domaine. La rédaction du Provincial décide toutefois de jeter l’éponge plutôt que de l’huile sur le feu, et le conte satirique reste à l’état de manuscrit. L’affaire est étouffée, le journal publie une annonce précisant qu’il ne daignera plus répondre aux calomnies.

Déboires littéraires et républicanisme

À Paris, malgré, déjà, des problèmes de santé et d’argent, Bertrand lit quelques-unes de ses œuvres aux habitués des soirées d’Hugo et de Nodier tout en cherchant activement un éditeur pour sa première œuvre, achevée dès la fin de l’année 1828. Le manuscrit des Bambochades romantiques se retrouve malheureusement sous les scellés de l’éditeur Sautelet qui a fait faillite, et Bertrand rentre à Dijon sans avoir pu le faire publier. Il n’en poursuit pas moins ses recherches poétiques et en donne un nouvel aperçu en 1831 dans le journal Le Cabinet de lecture avant de faire paraître un conte et un texte dramatique dans Les Grâces. Entre temps, il a accepté de collaborer au nouveau journal dijonnais Le Spectateur. Il y publie quelques textes qui anticipent sur la composition d’« Octobre », la troisième pièce du livre VI de Gaspard de la Nuit.

« Le bibliophile »
« Le bibliophile », illustration de Gaspard de la Nuit |

Bibliothèque nationale de France

Le journalisme est le moyen de gagner sa vie qui lui aura le mieux convenu sans doute parmi les places qu’il a occupées. Les espoirs suscités par les journées de Juillet et son amitié avec le républicain James Demontry lui offrent l’occasion d’un activisme politique enthousiaste qui s’exprime aussi bien dans le journalisme, les polémiques et toasts locaux que dans la création littéraire. Il compose, avec Demontry et un autre camarade, un vaudeville que la médiocrité des acteurs et une cabale entreprennent de faire tomber avant même la fin de la première représentation au théâtre de Dijon. Comme il peut alors exprimer ouvertement les convictions républicaines que la Restauration l’obligeait à taire, Bertrand quitte Le Spectateur, l’organe du libéralisme catholique, pour rejoindre un journal plus proche de ses idées quand Le Patriote de la Côte d’Or est fondé. Revendiquant l’héritage d’un père qui a fait toutes les guerres de la République, et se définissant comme « prolétaire », il réplique vigoureusement aux allusions et calomnies des conservateurs et des libéraux catholiques jusqu’à vouloir défendre son honneur et ses principes démocratiques en duel.

Après plusieurs mois d’ardeur politique, au cours desquels il publie des articles virulents de soutien à la Pologne ou en faveur de la guerre, il démissionne de ses fonctions au Patriote de la Côte d’Or et renonce au journalisme militant. Il n’en abandonne pas pour autant la veine satirique liée à l’actualité politique comme l’atteste le manuscrit des Légitimités d’Europe (1837), qui raille les travers des familles royales européennes et le régime de Louis-Philippe avec une verve rabelaisienne. Plusieurs dessins témoignent que Bertrand a également cherché à épanouir son sens de la satire et de la caricature dans sa pratique des arts graphiques.

Gaspard de la Nuit

De retour à Paris, après avoir démissionné du journal, il entre en relation avec Eugène Renduel pour publier Gaspard de la Nuit. L’éditeur inscrit l’œuvre à son catalogue mais la publication est ajournée. Malade, sans les vêtements décents nécessaires pour paraître en société, ayant sa mère et sa sœur à charge, Bertrand se résout à vivre « cloîtré ». Il consacre son temps à amender ses textes, à dessiner et à préparer de nouveaux projets, sans cultiver les relations qui lui auraient ouvert des portes ou les amitiés qui lui auraient été chères et auraient adouci les souffrances de son « honnête pauvreté ». Ne perdant jamais totalement espoir, il poursuit néanmoins, autant qu’il le peut, ses démarches pour faire jouer Daniel, un drame qu’il a remanié à maintes reprises. Sans succès.

Louis Bertrand
Louis Bertrand |

Bibliothèque nationale de France

Après plusieurs années de patience, ignorant que l’éditeur a cessé ses activités et s’est retiré dans la Nièvre, Bertrand écrit un sonnet dans lequel il invite Renduel à enfin respecter leur contrat et à publier Gaspard de la Nuit. En vain. La phtisie le cloue au « lit de Gilbert » et la faucheuse ne lui permet pas de savoir que David d’Angers réussit à racheter son manuscrit à l’éditeur et, grâce au soutien de Théodore Pavie, à le faire paraître chez Victor Pavie avec une notice de Sainte-Beuve en 1842. Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que l’œuvre, admirée par Baudelaire qui revendique l’héritage de ce « mystérieux et brillant modèle », influence durablement le cours de l’histoire de la littérature.

Doué d’une force d’innovation peu commune, Bertrand a créé l’un des deux seuls genres littéraires inventés au 19e siècle selon Philippe Hamon, à savoir le poème en prose et le récit policier. C’est en s’inspirant de sa poétique que Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, et plusieurs de leurs successeurs, comme Lautréamont, Apollinaire ou René Char, ont eux-mêmes été à l’avant-garde de leur temps. En plus d’avoir influencé de nombreux artistes, Bertrand a ainsi ouvert la voie à la modernité poétique des 19e et 20e siècles, son œuvre principale, Gaspard de la Nuit, constituant une charnière entre la littérature d’Ancien régime et la poésie moderne et contemporaine.

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