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Les personnages dans À la recherche du temps perdu

À l'ombre des jeunes filles en fleurs, édition de 1946, NRF
À l'ombre des jeunes filles en fleurs, édition de 1946, NRF

Bibliothèque nationale de France

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Il y a dans À la recherche du temps perdu environ deux cents êtres à qui le romancier donne une existence en devenir. Ceci à l’exclusion des personnages historiques destinés à créer de simples effets de réel, des gens du Gotha, de la haute-société, dont l’auteur utilise le nom à titre d’illustration ou encore des nombreux figurants, privés de traits romanesques significatifs.

Dans l’entretien qu’il accorde, en 1913, lors de la parution de Du côté de chez Swann, à Elie-Joseph Bois pour le journal Le Temps, Marcel Proust fait cette déclaration particulièrement instructive sur sa façon de construire le personnage : « Tels personnages se révèleront plus tard différents de ce qu’ils sont dans le volume actuel, différents de ce qu’on les croira, ainsi qu’il arrive bien souvent dans la vie ».

Portraits et discours

Proust pense en effet qu’on ne saisit des êtres que des attitudes instantanées1, que chacun reste en partie inconnu à autrui. Ainsi, la perception que l’on a des personnages varie au gré de la diversité de leurs apparitions. Elles se construisent dans le temps à partir de moments d’existence. Il arrive aussi qu’un personnage fasse délibérément l’objet d’un trompe-l’œil. Tel est le cas des artistes, Elstir et Vinteuil, d’abord présentés comme des êtres sans qualités, en particulier dans le salon Verdurin, avant d’apparaître comme des hommes de génie. Ce dévoilement retardé de la nature profonde du personnage donne corps à la théorie proustienne des deux moi : le moi social ou mondain (que l’on nomme aujourd’hui le faux-self) et le moi profond.

Partant, l’auteur ne pratique pas l’art du portrait à la manière de la littérature réaliste mais plutôt celui de l’esquisse à partir de propriétés physiques significatives (la taille, la corpulence, le teint, les yeux, la couleur des cheveux…). Ainsi de Charlus (qui doit beaucoup à Robert de Montesquiou), on sait seulement qu’il est grand, fort, arbore des moustaches noires et a tendance à lancer des regards en saillie ; de Swann (dont le modèle est explicitement Charles Haas) qu’il est élancé, a les cheveux blond-roux, le nez busqué et des yeux verts ; de Saint-Loup qu’il est grand, mince, blond et très bel homme – le personnage fait penser à de nombreux amis de Proust comme Bertrand de Fénelon et Louis d’Albufera.

Manuscrit de Du côté de chez Swann doté de dessins de Marcel Proust
Manuscrit de Du côté de chez Swann doté de dessins de Marcel Proust |

Bibliothèque nationale de France

Manuscrit du chapitre « Querqueville » doté de dessins de Marcel Proust
Manuscrit du chapitre « Querqueville » doté de dessins de Marcel Proust |

Bibliothèque nationale de France

Ces esquisses ont parfois une valeur symbolique forte (les regards de Charlus expriment le secret de son désir, par exemple) mais ce sont les propos tenus par les uns ou les autres qui révèlent le mieux leurs caractères. Le langage de la duchesse de Guermantes se distingue par un aspect « vieille France » et un ton traînant qui cadre avec le pays de Combray ; son authenticité surannée s’oppose à la frivolité des anglicismes à la mode bourgeoise employés par Odette (à Mme Verdurin qui prétend ne rien pouvoir lui refuser, elle répond qu’elle n’est pas « fishing for compliments ») comme aux propos volontairement peu soutenus et désinvoltes d’Albertine témoignant d’un anticonformisme ostentatoire (« l’été sans fin de Balbec est une vaste blague », « j’aurais fait trois fois l’aller-retour avec ma bécane »). Charlus qui aimerait dissimuler la réalité de ses mœurs trahit sa nature d’homme-femme – il figure un homosexuel qui prône la virilité mais possède une âme de femme – en tenant des propos comme celui-ci : « Je m’amuse comme une reine ». Évoquons aussi le perpétuel monologue de tante Léonie « qui causait toute seule à mi-voix » comme une tentative pathétique de briser l’isolement dans lequel elle vit depuis la mort de son mari.

Des personnages relatifs

Le lecteur n’est jamais certain de ce qu’est la vie des personnages : quand il croit connaître quelqu’un, celui-ci, à la faveur d’un événement contingent, se révèle tout autre, jusqu’à conserver parfois une aura de mystère. Aussi la personnalité profonde d’Albertine, la mystérieuse et inconstante « prisonnière » mais aussi l’être de fuite aux sentiments labiles, changeants, et à la possible bisexualité, échappera toujours au narrateur : « Pour Albertine, je sentais que je n’apprendrais jamais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des faits mensongers, je n’arriverais jamais à me débrouiller ».

Le Cercle de la Rue Royale
Le Cercle de la Rue Royale
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© Musée d'Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Elisabeth de Greffulhe
Elisabeth de Greffulhe |

Bibliothèque nationale de France

Les personnages de la Recherche sont relatifs, authentiques et snobs, capables de sympathie comme de bassesses. Jamais Proust ne les juge moralement ni même ne cherche à expliquer psychologiquement toutes leurs attitudes. Ainsi Mme Verdurin, incarnation de la bourgeoisie émerveillée par la noblesse, oublie son snobisme en faisant preuve d’un certain discernement en matière artistique. À rebours, les Guermantes, parfois si libres de leurs jugements, professent des sympathies sélectives et pratiquent l’esprit de caste. Quand ils ne manifestent pas une insensibilité confinant à la cruauté, tel le duc qui fait tout pour que l’agonie de son cousin Osmond ne l’empêche pas d’aller à un bal costumé ! La duchesse Oriane (personnage inspirée par la comtesse Greffuhle), pour sa part, montre souvent une grande indépendance d’esprit mais elle a vite fait de fustiger les gens moins bien nés et qui veulent en être, comme les Cambremer, ses lointains cousins de petite noblesse. Le héros qui l’admire prendra conscience à son contact de ce que l’aristocratie peut avoir de meilleur mais aussi de pire : l’arrogance et la dureté du coeur.

Il y a une autre raison à la relativité des personnages proustiens, c’est bien sûr leur étayage sur le temps, lequel permet d’entrevoir des destinées. À la fin du roman, à propos des divers masques qu’Odette a revêtus pour les besoins de sa vie de courtisane, le narrateur constate qu’il « y avait eu, depuis la dame en rose [la maîtresse de son oncle Adolphe], plusieurs Mme Swann, séparées par l’éther incolore des années ». Si elle a changé plusieurs fois d’identité (Mme de Crécy devenue Mme Swann puis Forcheville), Odette n’a jamais renoncé à la galanterie puisqu’à l’heure de la Matinée Guermantes, elle est devenue la maîtresse du vieux duc qu’elle se plait à tromper. Son personnage incarne la configuration essentielle de l’amour dans la Recherche : un homme est épris d’une femme volage ou vénale qui préfère être admirée plutôt qu’aimée. En dépit des discontinuités de sa vie, Odette demeure semblable à elle-même.

Cent personnages de roman, mille idées me demandent de leur donner un corps comme ces ombres qui demandent dans L’Odyssée à Ulysse de leur faire boire un peu de sang pour les mener à la vie.

Marcel Proust, Correspondances, lettre à Antoine Bibesco

Au total l’existence de nombre de personnages de la Recherche ne change pas, ou peu. Elle consiste en des moments vécus, rapportés de façon fragmentaire et perdurant dans le temps à la mesure du regard qui les perçoit. Proust exprimait cela sans détour dans une lettre à son ami Antoine Bibesco : « cent personnages de roman, mille idées me demandent de leur donner un corps comme ces ombres qui demandent dans L’Odyssée à Ulysse de leur faire boire un peu de sang pour les mener à la vie ».

Notes

  1. Lire à ce sujet l'ouvrage de Michel Erman, Bottins proustiens. Personnages et lieux dans À la recherche du temps perdu, La Table ronde, coll. La petite vermillon, 2016

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

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