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La bibliothèque de Pétrarque et les origines de la Renaissance

Cornelius Nepos trouvant le livre de Darès
Cornelius Nepos trouvant le livre de Darès

Bibliothèque nationale de France

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Dans une lettre aux cardinaux qui le protégeaient, Pétrarque parle de sa bibliothèque comme d’« une fille ». Mais elle fut surtout une compagne de tous les instants, nourrie d’une quête incessante de livres. Elle alimenta ses réflexions, accueillit ses amis… et assura son confort.

La bibliothèque idéale d’un humaniste

Sillonnant l’Europe, « partout étranger », Pétrarque n’était jamais chez lui que dans sa bibliothèque, qui le suivait dans ses pérégrinations. Chaque déplacement supposait de trouver un endroit sûr où ranger ses manuscrits. Le choix des lieux où s’établir et des voyages à entreprendre dépendit ainsi, dans de nombreux cas, du besoin de disposer d’un espace pour les plus fidèles compagnons de sa vie.

Pensant au sommeil éternel, je déteste le lit et n’y vais que par nécessité. [...] Souvent je le quitte pour me réfugier dans la bibliothèque voisine, comme sur un roc.

Pétrarque, Lettres Familières, XIX, 16, 20

Refuge et lieu de mémoire, la bibliothèque était aussi un bien précieux, susceptible d’être échangé contre des conditions de vie paisibles et propices à l’écriture. À peine arrivé de Milan à Venise, Pétrarque conclut un accord avec son ami Benintendi Ravagnani, chancelier de la Sérénissime : en échange de ses livres, Venise lui offrira une belle maison et lui versera une rente. La bibliothèque constituée au fil des décennies sera donnée à l'église de San Marco pour former le noyau d’une institution publique. L’accord prévoyait que la collection serait conservée dans son intégralité, en lieu sûr, et qu’elle serait librement consultable par « les hommes de talent et les simples citoyens », dans l’espoir qu’elle soit ultérieurement enrichie de dons jusqu’à devenir « une grande et célèbre bibliothèque, à l’égal de celles de l’Antiquité ». Elle n’échappait donc pas au rêve humaniste de faire revivre l’Antique.
Le projet, toutefois, n’aboutit pas. En 1368, Pétrarque quitta Venise, déçu. Si quelques-uns de ses livres sont peut-être restés là-bas, ils furent peu nombreux, et plus tard détruits ou perdus.

Une éducation dans les livres

Servius dévoile Virgile à trois personnages symbolisant trois poèmes
Servius dévoile Virgile à trois personnages symbolisant trois poèmes |

Gift of Charles Rosenbloom / Bridgeman Images

Mais la volonté qu’eut Pétrarque de fonder une bibliothèque à Venise n’était que le dernier acte d’une passion qui remontait à sa jeunesse. Car le jeune Pétrarque ne manquait pas de livres : on connaît ceux qu’avait commandés son père, les Etymologies d’Isidore de Séville, et une copie illustrée des œuvres de Virgile. Revenu de Bologne en Provence, aux prises avec les difficultés financières consécutives à la mort de son père, il les perdit puis les récupéra, comme l’attestent deux notes similaires en latin apposées sur les manuscrits avec une précision de notaire. Ces notes témoignent de l’attachement de Pétrarque pour ces volumes et de l’émotion éprouvée à leurs mésaventures, mais aussi de la culture de son père, notaire aisé et cultivé, lecteur de Cicéron : c’est dans un climat favorable que le jeune François s’est très tôt engagé sur le chemin de l’humanisme.

Notes bibliographiques de la main de Pétrarque
Notes bibliographiques de la main de Pétrarque |

Bibliothèque nationale de France

Les « libri peculiares » fournissent un autre témoignage notable sur la constitution de la bibliothèque de Pétrarque. On voyait autrefois dans cette célèbre liste copiée en 1334 au dernier feuillet d’un manuscrit le catalogue d’une amorce de bibliothèque. Il s’agit toutefois plus probablement d’une ratio studiorum, une classification disciplinaire, même si plus tard lui correspondront des livres bien réels, que Pétrarque recherche dans toute l’Europe afin de remplir chaque étagère de la bibliothèque et de meubler par la même occasion chaque compartiment du savoir.

La quête des livres

Pétrarque est en effet l’un des premiers à se lancer dans une vaste chasse aux manuscrits, activité de recherche si caractéristique de l’humanisme de la première Renaissance. Il le fait d’abord pour la bibliothèque pontificale d’Avignon, puis pour lui-même, en sollicitant au besoin son ample réseau de correspondants. Dans une lettre, il demande ainsi au Dominicain Giovanni Anchiseo dell’Incisa de diffuser parmi les membres de son ordre une liste de livres, afin qu’ils soient recherchés « dans les bibliothèques monastiques et les bibliothèques privées des hommes d’étude » en Italie. À quoi il ajoute : « Sache que j’ai adressé la même requête à des amis en Angleterre, en France et en Espagne ».

C’est en explorant au printemps 1333 les monastères de l’Europe du Nord, que Pétrarque s’est mis en quête des témoins anciens de textes inconnus ou oubliés au fil du temps. L’épisode peut-être le plus célèbre de cette histoire est la découverte qu’il fait à Vérone, en mai 1345, de la correspondance de Cicéron, exhumée de la poussière de la bibliothèque capitulaire, que Dante, Lovato Lovati et Alberto Mussato avaient pourtant visitée plus tôt. Sa découverte révèle non seulement un regard d’une acuité sans pareille pour explorer les tablettes et rayonnages des bibliothèques, mais aussi combien cet idéal nouveau d’exhumation de livres et d’ouvrages ensevelis par le temps l’anime. C’est là le rêve de l’humanisme, qui traverse la civilisation des débuts de la Renaissance.

L’organisation du savoir

Pétrarque présente son livre au roi Louis XII
Pétrarque présente son livre au roi Louis XII |

Bibliothèque nationale de France

Reprenant un lieu commun littéraire, et par un certain attachement à l’éthique stoïcienne, Pétrarque a pourtant stigmatisé la possession matérielle des livres dans son De remediis utriusque fortune (Le Remède aux deux fortunes), composé à Milan dans les années 1360. La rage de collectionner y est présentée comme une recherche vaine si elle ne permet pas d’accéder à la substantifique moëlle des livres. À la suite de Sénèque, il se moque de ceux qui possèdent de nombreux livres mais se contentent d’en regarder les dos sur les étagères. Il estime aussi que des livres en grand nombre sont un fardeau pour l’homme d’étude. Le ton est ici à la satire, et la cible pourrait être l’autre grand bibliophile de son époque, Richard de Bury.

[Les grands seigneurs] recherchent à tout prix les livres, les convoitent avec avidité, se jettent dessus et les acquièrent, poussés non pas par l’amour de lettres dont ils ne connaissent rien, mais par celui du gain, cherchant non pas à embellir leur esprit mais à décorer leur cabinet, aspirant à devenir non pas savants mais célèbres, et soucieux non pas de ce que disent les livres, mais de ce qu’ils coûtent. 

Pétrarque, Lettres familières, VI, 1

Pétrarque a conscience de ne pas tomber lui-même sous le coup de ces accusations : sa bibliothèque est certes grande, mais elle repose sur une sélection rigoureuse, qui laisse de côté les ouvrages inutiles (et lourds à déménager) et ne garde que ceux que leur lecture attentive, critique, approfondie et toujours reprise rend vraiment précieux pour l’édification de l’âme. L’étude est pensée par lui comme moralement bénéfique : elle est une forme de vie plus encore qu’un exercice de la raison, une forme de sagesse plus encore que de savoir.
Dans l’esprit de Pétrarque, les livres sont d’abord les témoins de la sagesse des Anciens, que l’humaniste doit faire connaître à ses contemporains afin d’amender le monde présent et le hausser à la hauteur du passé. Ils transmettent aussi de profondes vérités sur ce qu’est l’existence et comment il convient de la mener. Enfin, l’étude philologique des textes est une quête de vérité, qui ouvre à l’exercice critique de la pensée d’où naîtra la science moderne.

Les neuf Muses : Clio, Muse de l’histoire
Les neuf Muses : Clio, Muse de l’histoire |

Bibliothèque nationale de France

Pour mener à bien cette constante approche de la vérité, qu’elle soit textuelle ou philosophique, l’humaniste a besoin de collationner différents exemplaires des mêmes œuvres, c’est-à-dire d’en comparer les versions pour retrouver le texte original. Cette activité exige de se procurer de nombreuses copies et de garder en permanence en mémoire des passages significatifs. C’est la raison pour laquelle Pétrarque consigne dans ses livres, de manière obsessionnelle, les traces de son activité intellectuelle. Il élabore même un système de repères mémoriels qui lui est propre : signes, accroches, annotations, renvois internes, qui permettent de mobiliser un grand nombre d’exemples pertinents, propres à servir à l’instruction morale des lecteurs en tant que de besoin.

Dans ce projet culturel, une bibliothèque riche, cohérente et bien classée, joue un rôle fondamental : pour permettre un repérage rapide des informations et des passages à rapprocher les uns des autres, il est nécessaire que les livres soient facilement accessibles, prêts à l’emploi, immédiatement consultables. Pétrarque est l’un des premiers lecteurs modernes à mettre en œuvre une série de principes que nous pourrions dire bibliothéconomiques : il ordonne ses livres chronologiquement, en notant souvent leur date d’achat ou d’entrée ; il indique leur sujet, qu’il résume parfois, à la fin du volume, en une série de distiques sur le contenu ou l’auteur ; il les décrit matériellement ; il entreprend de les classer par genre littéraire ou selon une division canonique du savoir, qui distingue livres historiques, rhétoriques, philosophiques, scientifiques, etc.

La bibliothèque au cœur de la connaissance

Retable de saint Jérôme
Retable de saint Jérôme |

Photo © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojeda

En plus de constituer l’espace physique du travail intellectuel, la bibliothèque est aussi son signe moral. Elle est au cœur des relations épistolaires, ce qui en fait un centre de rayonnement de l’humanisme européen. C’est d’elle que partent les demandes de livres adressées aux amis et les centaines de lettres de consolation, de conseil politique, de réflexion sur le temps présent, qui toutes procèdent d’une lecture attentive des grands auteurs du passé. Les manières de lire, les circonstances dans lesquelles la bibliothèque accueille des amis, son ameublement, les conditions matérielles du travail intellectuel, tout cela constitue le cadre vivant dans lequel les idées et les voix des auteurs de l’Antiquité viennent se déposer sur la page du poète humaniste.

Raymond Monet, gardien de bibliothèque

Pétrarque, Lettres Familières, XVI, 1, 4-6
Mon fermier était certes un homme de la campagne, mais il avait plus de soin et de délicatesse qu’un...
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Dans ses textes, Pétrarque recourt plusieurs fois à la personnification du livre. La bibliothèque devient alors un lieu animé, vivant, parlant : ses livres s’enrichissent d’un caractère humain auquel chacun est sensible. Pour la première fois, les livres sont représentés comme des amis avec qui s’entretenir. S’étant blessé en trébuchant sur un gros volume rangé à l’entrée de sa bibliothèque, Pétrarque demande directement à l’auteur, Cicéron, pourquoi il a voulu lui faire du mal : signe d’une relation directe avec les auteurs, sur un pied d’égalité, et d’une approche plus intime et humaine de leurs œuvres, dans laquelle se défait l’ancien rapport fondé sur le principe d’autorité.
Cette métaphore que reprendra la modernité, celle du dialogue avec les livres, n’était pas inconnue du Moyen Âge, mais Pétrarque lui donne une force nouvelle. Elle est le résultat d’une possession directe des livres, de beaucoup de livres, et d’un dialogue quotidien avec eux. L’intimité avec les textes et leurs auteurs, perçus comme des amis toujours présents, va de pair avec le refus d’accorder au livre une valeur symbolique et oraculaire, et avec le rejet du thème du livre comme image du macrocosme.

Débat de Pétrarque et de Boccace
Débat de Pétrarque et de Boccace |

Bibliothèque nationale de France

Tout autant lieu de conservation que cabinet de travail, la bibliothèque s’ouvre parfois aux amis. Mais rares étaient ceux qui avaient le droit d’entrer et seuls les visiteurs les plus illustres étaient reçus dans ce qui est parfois décrit comme une forteresse, un refuge ou un château d’accès interdit. Boccace n’y était pas toujours admis : il raconte dans une lettre que Pétrarque voulait être rigoureusement seul à son écritoire et ne tolérait la présence de personne dans sa bibliothèque pendant qu’il travaillait ou lisait en silence. L’interdiction était néanmoins levée pour des personnages très importants, comme Niccolò Acciaiuoli, que Pétrarque accueillit avec tous les honneurs en 1360. Par sa présence, lui écrit-il non sans flagornerie, l’illustre visiteur procurait renom à la bibliothèque et à son humble maître

Par ses voyages à la recherche de livres, par sa bibliothèque, par ses échanges et sa correspondance avec ses disciples et élèves, Pétrarque a fondé un réseau de lettrés qui a joué un rôle décisif dans le renouveau culturel de l’Italie et de l’Europe. Au centre de ce réseau se trouvait sa bibliothèque : le lieu physique où la Renaissance européenne vint prendre son origine.

Provenance

Cet article a été publié à l’occasion de l’exposition « L’invention de la Renaissance. L’humaniste, le prince et l’artiste » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 février au 16 juin 2024.

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