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Les lettres dites « du voyant » 

Lettre du Voyant
Lettre du Voyant

Bibliothèque nationale de France

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Affirmer, en mai 1871, que le poète est un voyant n’est pas une idée neuve. Loin s’en faut : le substantif se trouve assez fréquemment chez les romantiques au 19e siècle, aussi bien en Allemagne qu’en France. Mais l’intérêt des deux lettres dites « du voyant », que Rimbaud rédige à cette date se trouve ailleurs : il y expose son programme pour « [une] poésie de l’avenir », un programme où il est question d’une vision sociale, sinon utopique, de la poésie, et d’un point de vue révolutionnaire sur le « travail » du poète. Si tant est qu’il y ait une « poétique rimbaldienne » – au sens d’un manifeste, d’une systématisation plus ou moins normative portant sur la spécificité et la situation, la fonction et le devenir de la poésie – elle se situerait sans doute dans les lettres dites « du voyant ». 
 

Deux lettres légèrement différentes

Ces deux lettres, accompagnées de quatre poèmes ont été envoyées  par Rimbaud respectivement le 13 et le 15 mai 1871 à ses correspondants de Douais, Georges Izambard et Paul Demeny. 

Lettre de Rimbaud à son professeur, Georges Izambard
Lettre de Rimbaud à son professeur, Georges Izambard |

© Musée Rimbaud Charleville-Mézières

« Chant de guerre parisien » extrait de la « Lettre du voyant »
« Chant de guerre parisien » extrait de la « Lettre du voyant » |

Bibliothèque nationale de France

La première peut se lire comme une version embryonnaire de la seconde. Rimbaud y mêle pourtant une critique politique et même personnelle, parfois acerbe, de son ancien professeur et ami Izambard. L’extrait suivant suffira pour donner le ton : « Cher Monsieur ! Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit ; […] vous roulez dans la bonne ornière […]. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire – pardon ! – le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant voulu rien faire. Sans compter que votre poésie sera toujours horriblement fadasse […]. Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris [à savoir, l’affrontement qui oppose les forces de l’Ordre versaillais aux Communards]. […] Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant. » Rimbaud clôt sa lettre du 13 mai sur une parodie obscène de la passion du Christ (« Le cœur supplicié »), soutenant que « [ç]a ne veut pas rien dire ». L’incompréhension – tant poétique que politique – entre l’ancien professeur de rhétorique et le collégien de Charleville semble avoir atteint son paroxysme.

Plus longue de plusieurs pages, et contenant trois poèmes cette fois, la seconde lettre est envoyée à Paul Demeny le 15 mai. Elle s’ouvre sur le  « Chant de guerre Parisien », détournement communard du Chant de guerre circassien de François Coppée, et qui sert ici d’exemple de la « littérature nouvelle » que Rimbaud promet de partager avec son correspondant. Rimbaud passe ensuite dans sa lettre à un survol de la poésie occidentale, de la Grèce antique aux Parnassiens, à la recherche de « voyants » avec qui il pourrait affirmer son allégeance artistique : « Lamartine est quelquefois voyant […] Hugo, trop cabochard a bien du vu dans les derniers volumes […] Musset est quatorze fois exécrable […] Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu […] la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. – Voilà. Ainsi je travaille à me rendre voyant. »

Un programme poétique 

On réduit souvent l’intérêt de ces lettres à trois ou quatre citations tout au plus, une poignée d’aphorismes, lesquels sonnent, certes, « absolument moderne[s] », pour reprendre la maxime (sans doute ironique) d’« Adieu » : « Je est un autre », « Trouver une langue », « le Poète se fait voyant par un long, immense, et raisonné dérèglement de tous les sens », etc.

Arthur Rimbaud, dit « portrait aux mouches »
Arthur Rimbaud, dit « portrait aux mouches » |

Bibliothèque nationale de France

Or, il convient de ne pas perdre de vue les poèmes que Rimbaud incorpore dans ces lettres : ils font corps avec le programme poétique du « voyant » et ont une fonction pragmatique dans l’argumentaire des lettres où ils donnent à « voir » cette théorie de la poésie « voyant[e] », « objective », et, surtout, politiquement engagée, voire communarde en action. 

« Je dis qu’il faut être voyant »

Arthur Rimbaud, Lettre dite « du voyant », 15 mai 1871
On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent...
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La lettre du 13 mai pose explicitement cette solidarité entre le travail du poète-voyant qui « [s’]encrapule » – le mot n’est pas anodin dans l’univers socio-lexical  de l’époque – et celui des insurgés de Paris, entre la poésie de l’avenir et les combats politiques de l’« actualité », même si cette relation devient à certains égards plus allusive dans la lettre du 15 mai. Mais à certains égards seulement, car on y trouve aussi une défense des droits de la femme ; une vision du poète-citoyen, agent et vecteur « de progrès » au pluriel, dont les formes sont encore imprévisibles mais solidaires avec les luttes et projets « d’autres horribles travailleurs » ; un rejet virulent du nationalisme dans lequel on subodore une affinité de plus pour la ville de Paris, alors aux mains des communards 

tout est français [dans Musset], c’est-à-dire, haïssable au suprême degré ; français, pas parisien

Rimbaud, Lettre « du voyant », 15 mai 1871

On y trouve, autrement dit, une sorte de politique (du) poétique : « L’art éternel aura ses fonctions » affirme Rimbaud : « comme les poètes sont citoyens. La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant » La lettre du 13 mai contient, on l’a vu, un poème parfaitement compatible avec un discours anticlérical répandu parmi les républicains de gauche à l’époque (« Le cœur supplicié »). La lettre du 15 mai contient, quant à elle, trois « psaumes d’actualité » : « Chant de guerre Parisien », « Mes petites amoureuses » et « Accroupissements ». 

En principe, donc, le lecteur trouve dans les « lettres du Voyant » trois modes ou aires d’application relativement cohérents, trois façons convergentes de « voir » à l’œuvre ce « dérèglement » révolutionnaire au cœur de la doctrine poétique du « voyant » et par lequel le poète-citoyen entend transformer la poésie, sinon la vie elle-même : politique (« Chant de guerre Parisien »), affectif (« Mes petites amoureuses »), et éthique ou idéologique (« Accroupissements », « Le cœur supplicié »).

« Le Poète est vraiment voleur de feu »

Arthur Rimbaud, Lettre dite « du voyant », 15 mai 1871
Donc le poète est vraiment voleur de feu.  Il est chargé de l’humanité, des animaux même ;...
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Ainsi, les lettres « du voyant » ne marquent pas le lieu de divergence ultime entre la politique et le poétique pour Rimbaud, le moment où il dirait adieu à ses illusions utopistes pour enfin se consacrer au travail sérieux de la « vraie » poésie. Au contraire, il termine la lettre du 15 mai en exhortant Demeny à répondre « vite, car dans huit jours je serai à Paris, peut-être. » Dans ces textes où il tente plus que partout ailleurs dans son œuvre de poser les bases d’une poétique nouvelle, de s’approprier un lieu commun poétique pour le transformer en autre chose, Rimbaud conçoit la poésie comme une extension du terrain de la lutte. Loin de se détourner de l’ouragan de l’Histoire fouettant à ses vitres fermées, l’artiste voyant plonge dans l’inconnu afin de se changer, afin de transformer la langue, la pensée, la société, l’avenir.

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