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Gaspard de la Nuit

Aloysius Bertrand
Gaspard de la Nuit, frontispice de Félicien Rops
Gaspard de la Nuit, frontispice de Félicien Rops

Bibliothèque nationale de France

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Contraint par la censure de masquer son attachement à la liberté d’expression, Bertrand a expérimenté, sous la Restauration, des techniques d’écriture oblique qui l’ont conduit à l’invention d’un « nouveau genre de prose ». C'est toutefois sous la monarchie de Juillet qu’il a donné toutes ses dimensions à sa recherche en composant ses Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot. Regroupés sous le titre Gaspard de la Nuit, ces textes, qui ont influencé l’écriture du Spleen de Paris de Baudelaire, ont donné naissance au poème en prose.

 

Désorienter les lecteurs

Page de titre de Gaspard de la Nuit
Page de titre de Gaspard de la Nuit |

Bibliothèque nationale de France

Bertrand l’a suggéré dans son projet d’annonce de la publication de Gaspard de la Nuit : le titre doit intriguer les lecteurs. S’il rappelle le nom des peintres Gaspare degli Occhiali et Gherardo della Notte, il renvoie aussi, implicitement, à d’autres références, comme des caricatures de Gaspard l’Avisé qui dénoncent les pratiques contre-révolutionnaires ou les récents Mémoires d’Étienne-Gaspard Robertson, l’inventeur de la fantasmagorie. Le sous-titre, Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot, se veut, en apparence, plus rassurant. Il suggère que l’œuvre obéit aux caprices de l’imagination, ce que semble confirmer l’étonnante diversité de tons et de sujets du livre. Il oriente aussi le lecteur vers le romantisme allemand, Hoffmann étant l’auteur de Fantasiestücke in Callot's Manier (Fantaisies à la manière de Callot). Brouillant d’emblée les pistes, ce sous-titre fait toutefois également référence aux nombreux écrivains qui ont couplé les noms de Rembrandt et de Callot. La « Préface » feint d’expliquer le lieu commun qui rapproche les deux artistes en parlant de double face antithétique de l’art, mais c’est pour mieux ironiser sur des prétentions à la théorie artistique qui s’avèrent être aussi creuses que les poncifs qu’elles prétendent dépasser.

Tout est retors au seuil de ces Fantaisies, prétendument écrites, d’après le texte d’ouverture, par Gaspard de la Nuit, un pauvre diable qui ne serait autre que… le Diable lui‑même (selon le jeu de mots du Gargantua de Rabelais). Titre, sous-titre, noms propres et textes liminaires suggèrent ainsi que tout est truqué dans cet ouvrage jouant avec les mots, les supercheries et les spectacles d’illusion d’optique ou de ventriloquie à la mode. Ils invitent les lecteurs à se faire déchiffreurs d’énigmes s’ils veulent éviter les nombreux pièges tendus dans les six livres de diableries, et savourer l’humour, souvent noir, de ces ballades en prose d’un nouveau genre.

Le projet d’un livre d’art total

Ce manuscrit, ajouta-t-il, vous dira combien d’instruments ont essayé mes lèvres, […] combien de pinceaux j’ai usés sur la toile…

Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, 1842

L’œuvre tire ses harmonies de la discordance, la stridence, les bruits, cris et éclats de voix. S’il avait été publié selon les vœux de son auteur, l’ouvrage aurait dû prendre place en outre dans la constellation des livres illustrés qui ont marqué l’époque comme Les Contes du gay sçavoir, L’Historial du jongleur, l’Histoire du roi de Bohême, le Voyage pittoresque en Bourgogne ou encore le Voyage où il vous plaira. Bertrand a en effet rédigé des « Instructions à M. le Metteur en page » et à l’artiste qui serait chargé de remplir les marges du manuscrit de motifs, où il précise ses attentes typographiques et exprime le souhait d’un « encadrement […] le plus large et le plus historié » possible. La date de ces textes n’est pas connue mais le manuscrit original racheté à l’éditeur Eugène Renduel à la mort de l’écrivain confirme que Bertrand a voulu rappeler les livres médiévaux ou médiévalisants, illustrés sinon enluminés, ainsi que les keepsakes (livres-albums typiques de l’époque romantique). Dans le texte destiné à annoncer la publication de l’ouvrage, l’écrivain se réjouit par ailleurs de la collaboration de Louis Boulanger qui aurait composé dix eaux-fortes pour Gaspard de la Nuit. Elles n’ont probablement jamais été réalisées, mais plus de vingt dessins de Bertrand sont aujourd’hui connus, dont plusieurs sont, de toute évidence, étroitement liés aux Fantaisies.

Maribas
« Maribas », dessin de Bertrand |

Bibliothèque nationale de France

« Le Gibet »
« Le gibet », dessin de Bertrand |

Bibliothèque nationale de France

En faisant non seulement se répondre mais converger vers le même but les recherches poétiques, rythmiques, sonores et graphiques de son auteur, l’œuvre devait ainsi remettre en question l’ancienne distinction des arts et des genres, dans une perspective opposée à celles du romantisme ultra ou libéral : c’est un livre d’art total où l’artiste aurait uni des techniques empruntées à différents moyens d’expression en une forme nouvelle imitant faussement les livres illustrés à la mode que visait Gaspard de la Nuit.

Bien que David d’Angers ait sans doute parlé des dessins de Bertrand à Victor Pavie et à Sainte-Beuve lorsqu’ils préparèrent l’édition originale de Gaspard de la Nuit, ils publièrent le livre sans aucune illustration. C’est Poulet-Malassis qui inaugura en 1868 la tradition de l’illustrer en commandant un frontispice original à Félicien Rops. Depuis, éditeurs et artistes ont rivalisé d’ingéniosité et de talent pour doter l’œuvre de couvertures, fleurons, arabesques, cul-de-lampes, vignettes et illustrations en pleine page et faire accéder nombre de ces éditions au rang d’ouvrages précieux prisés par les bibliophiles.

L’imaginaire au service de la raison

C’est cependant dans une tout autre visée que celle de décorer les rayons des bibliomanes que l’écrivain s’est « cloîtré dans l’étude et dans l’art ». Bien qu’elles ne mentionnent pas Goya parmi les nombreux artistes auxquels elles font référence, les diableries de Bertrand font immanquablement penser aux Caprices comme l’attestent les illustrateurs de l’œuvre qui les ont pastichés. Autant qu’aux images de sorcières partant pour le Sabbat, c’est à celles des monstres – superstition, oppression, sadisme, fanatisme – qu’engendre le sommeil de la raison que l’œuvre renvoie. Réflexion sur la croyance, l’histoire et la démagogie, Gaspard de la Nuit prend le relais des écrivains et artistes qui ont mené des combats contre l’abus de confiance, la tyrannie, le cléricalisme, l’intolérance religieuse ou encore le colonialisme au 18e siècle, tout en faisant écho à l’actualité des années 1820-1830.

« Un rêve »
« Un rêve », illustration pour Gaspard de la Nuit |

Bibliothèque nationale de France

Mais ces combats, l’auteur les mène avec des techniques nouvelles, qu’il masque sous des aspects romantiques, excentriques ou frénétiques, s’inspirant de la virtuosité qui ne se prend pas au sérieux de Rabelais ou de Pieter van Laer. Satire, caricature et humour noir permettent de peindre dans toute leur horreur les misères de la guerre, des tribunaux exceptionnels, de l’intolérance, de l’oppression, des inégalités et des injustices sociales. Les jeux de mots, énigmes, paradoxes, exercices de logique, métaphores et métalepses sont autant d’occasions de secouer l’esprit de sa torpeur. En invitant les lecteurs à se servir de leur entendement, Bertrand rend à la littérature le rôle de « déniaiser » qu’elle revendiquait au temps des libertins, et celui d’émanciper par le plaisir du texte et de l’image, affiché à l’époque des Lumières.

De courts récits « sans queue ni tête »

Les Fantaisies de Gaspard de la Nuit se présentent comme de brefs récits rappelant les contes et apologues. La brièveté tient du procédé anti-romanesque : elle contraint le lecteur à prendre ses distances avec un narrateur peu fiable pour combler les lacunes du texte et à ne pas perdre de vue le caractère fictionnel de ce qui lui est conté. Bertrand travaille tout particulièrement l’ambiguïté du début et de la fin de ses récits. Le lecteur est ainsi conduit à prendre conscience des effets potentiellement sériels de l’enchaînement des textes dont la conclusion est éludée et le commencement in medias res. La réapparition du personnage de Scarbo dans quatre textes de « La Nuit et ses prestiges » confirme la nécessité de lire les pièces comme étroitement liées les unes aux autres pour entrer en connivence avec l’auteur. Fausses erreurs, dysfonctionnements logiques, approximations, références allusives et trompeuses, polysémies et paronymies s’ajoutent aux failles narratives et constituent autant d’indices qui éveillent le soupçon : ce faux manque de rigueur invite à faire de la lecture une enquête pour établir le sens des textes en se désolidarisant du narrateur. Bertrand réapprend ainsi au lecteur à adopter un esprit critique à l’égard de toute parole.

Mon livre, le voilà tel que je l’ai fait et tel qu’on doit le lire, avant que les commentateurs ne l’obscurcissent de leurs éclaircissements.

Aloysius Bertrand, À M. Sainte-Beuve, 1836

En concevant Gaspard de la Nuit comme un (anti-)keepsake, il veut aussi réactiver cette distance critique à l’égard des différentes formes d’images qui envahissent l’espace public et l’espace de l’imprimé dans les années 1820-1830. L’importance accordée à la peinture dans le recueil lui permet d’inclure cette dimension dans le texte, indépendamment des dessins qu’il a réalisés et des gravures qu’il a souhaitées.

Fantasmagorie et onirisme

« Le Nain »
« Le Nain », illustration pour Gaspard de la Nuit |

Bibliothèque nationale de France

Bertrand s’inspire aussi du récit de rêve et de la technique de la fantasmagorie pour créer son « nouveau genre de prose ». La fantasmagorie renvoie à un type de spectacle créé par Étienne-Gaspard Robertson. Ancêtre du cinéma, elle consistait en une projection d’images à partir d’un fantascope monté sur rails pour créer des effets de zoom et d’évanescence. Les projections étaient accompagnées de bruitages, diffusions de fumée et autres éléments de mise en scène soigneusement calculés pour créer l’illusion d’inquiétantes apparitions de spectres et revenants qui pouvaient être des créatures imaginaires aussi bien que des personnages historiques ou, sur demande individuelle, d’amis ou parents décédés. Les projections avaient lieu dans des lieux choisis pour accroître les effets de terreur qui pouvaient en résulter (comme la salle en pierre d’un ancien couvent).

Bertrand reprend le principe en l’appliquant à de courts textes en prose, mais en donnant la possibilité aux lecteurs de prendre conscience des mécanismes qui nourrissent leur crédulité : au lieu de plonger le lecteur dans l’atmosphère inquiétante de récits d’apparitions fantastiques qui maintiennent le doute entre rationnel et irrationnel, il l’invite à refuser d’être la cible naïve de toutes les machines à rêves et à fantasmes. C’est particulièrement le cas dans le livre III « La Nuit et ses prestiges » où les textes comportent des marqueurs de début et de fin de rêve. Le lecteur sait où commence et où finit la fiction. S’il le souhaite, contrairement au public des charlatans de foire ou de fantasmagories, il peut ne pas être la dupe du narrateur-bonimenteur. Il pourra ainsi se méfier de tous ceux qui cherchent à le tromper dans la réalité, à commencer par le roi Louis-Philippe, accusé d’avoir « escamoté » la république, espérée par une partie des combattants des Trois Glorieuses, et de cacher le sceptre de l’absolutisme sous ses airs faussement bonhommes de « roi des Français ».

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