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Scènes de la vie de bohème

Henry Murger
La Vie de bohème
La Vie de bohème

Bibliothèque nationale de France

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Avec leur fantaisie, leur jeunesse, leurs amours, mais aussi leur pathétique, les Scènes de la vie de bohème ont été ce que l’on peut nommer aujourd’hui un « livre culte ». Henry Murger y dépeint les aventures artistiques et sentimentales d’une nouvelle génération qui aspire à faire de l’art mais que la pauvreté contraint à vivre dans la misère. Ses personnages, Mimi, Musette, Rodolphe, Marcel et Schaunard, n’ont pas tardé à entrer dans l’imaginaire parisien, perpétué jusqu’au 20e siècle.

Du feuilleton au roman

La Vie de bohème
La Vie de bohème, comédie de Théodore Barrière et Henry Murger |

Bibliothèque nationale de France

À la suite du succès remporté par La Vie de bohème au théâtre des Variétés en novembre 1849, l’éditeur Michel Lévy demande à Henry Murger de réunir les feuilletons ayant inspiré la pièce, publiés précédemment dans Le Corsaire-Satan, afin d’en tirer un roman et bénéficier ainsi de la récente célébrité de l’auteur.

Pour passer des nouvelles publiées à une construction romanesque, Henri Murger doit restructurer son texte : les épisodes, publiés de 1845 à 1849, donc sur un temps long et à un rythme très irrégulier, exploitaient certes le principe balzacien du retour des personnages, mais n’offraient pas une continuité et une dynamique globale. Murger est ainsi contraint de revoir l’ordre initial de publication et, pour conférer plus d’unité à sa fiction, il rédige de nouveaux chapitres. Outre la « préface » qui, de manière assez tintammaresque, revient sur l’histoire de la bohème en en soulignant la présence à toutes les époques, jusqu’à en faire une dimension absolue de la vie littéraire depuis les Grecs jusqu’au 19e siècle, Murger introduit un chapitre inaugural (« Comment fut institué le cénacle de la bohème ») qui fonctionne comme une scène d’exposition au théâtre, puis ajoute un épilogue.

Aujourd’hui comme autrefois, tout homme qui entre dans les arts, sans autre moyen d’existence que l’art lui-même, sera forcé de passer par les sentiers de la Bohème.

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, Préface, 1851

Un café de bohème
Un café de bohème |

Bibliothèque nationale de France

Le titre du roman reprend celui de la série déjà publiée dans le journal. La locution Scènes de la vie… est une reprise de l’organisation des romans qui répartit La Comédie humaine de Balzac en Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie de province, etc. Ce principe offre une grande liberté à Murger qui peut ainsi multiplier et croiser les aventures de ses personnages pour offrir une sorte de roman choral, assez nouveau pour son époque.

Le roman débute le 8 avril 1840, jour du terme pour Schaunard. Incapable de payer son loyer, il assiste à l’arrivée de Marcel, le nouveau locataire de sa chambre. Il se rend au cabaret de la mère Cadet où il rencontre Gustave Colline, puis tous deux se dirigent vers le café Momus. C’est là qu’ils font la connaissance de Rodolphe, jeune poète rédacteur en chef de L’Écharpe d’Iris. Schaunard ramène ses deux nouveaux amis chez lui et dès le lendemain Marcel et Rodolphe décident de partager l’appartement. Murger met ainsi en place le « chœur » de cette communauté bohème que rejoindront les autres protagonistes, notamment les caractères féminins, Mademoiselle Musette et Mimi et, un peu plus tard, Carolus Barbemuche.

Bohème réaliste

Les violettes du pôle
Rodolphe dans Scènes de la vie de bohème |

Bibliothèque nationale de France

Contrairement à Champfleury qui tend à théoriser sa pratique littéraire, Murger est plus intuitif. Il offre une peinture précise et sensible de la condition de ses bohèmes : la pauvreté et la misère de leur situation sont constamment évoquées – notamment la faim et le froid –, mais en décalant la narration vers un comique qui participe de l’esprit de blague et de mystification proprement bohèmes, dont la victime, depuis le romantisme, est le bourgeois propriétaire. C’est plus en « locataire », et souvent insolvable, que vit la bohème dans un dénuement constant. La traque de la pièce de cent sous est l’une des idées fixes de cette jeunesse qui vit à crédit, parasitant et détournant le système, constamment menacée par l’irruption intempestive de créanciers et de propriétaires. Cette précarité amène les bohèmes à devoir partager un habit à plusieurs pour sortir.

L’évocation du quotidien de cette bohème romanesque est en conformité avec celui de la bohème réelle, survivant de petits travaux divers. Marcel est tenu de se partager entre son art et des productions alimentaires, Rodolphe travaille pour la petite presse ou fait le « nègre » pour des hommes de lettres « influents » et, comme les peintres font des portraits après décès, se livre à l’art de l’épitaphe en vers ; il sera même obligé de sacrifier ses manuscrits littéraires pour se chauffer.

il ne tarda pas à s’apercevoir que si son corps était préservé à peu près du froid, ses mains ne l’étaient pas ; et il n’avait point écrit deux vers de son épitaphe, qu’une onglée féroce vint lui mordre les doigts, qui lâchèrent la plume.

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre IX, 1851

La toilette des Grâces
La troupe d’amis à Fontenay-aux-Roses |

Bibliothèque nationale de France

Cet exotisme urbain et marginal a retenu le public qui, de plus en plus privé d’expérience individuelle par l’aliénation propre à la civilisation industrielle, partage avec empathie la vie, néanmoins joyeuse, que mènent les personnages de Murger. Le roman initie le lecteur à une subculture urbaine, à des pratiques sociales inédites pour beaucoup. L’auteur scénographie la bohème en moments de café avec son lot de conversations et de farces, en temps de fêtes avec leurs programmes insolites et une improvisation de tous les instants, et bien sûr conduit aux bals : le Prado ou Mabille. Murger peint de manière très carnavalesque la vie de la jeunesse du Quartier latin, telle que tout un chacun à cette époque peut en être le spectateur, mais pour la première fois, ce n’est plus par la physiologie qu’il en prend connaissance mais au travers de vies qui se croisent.

Depuis la représentation de la pièce, Murger est présenté comme le chantre de la jeunesse et l’on sait que ce qu’il a écrit repose sur sa propre expérience. L’illusion référentielle fonctionne fortement – le fictionnel rejoint le réel – et derrière les personnages, comme dans un roman à clés, se profilent les modèles réels. Rodolphe est l’auteur lui-même ; Schaunard est Alexandre Schanne ; Marcel est un mélange entre Léopold Tabar et Lazare ; Colline un composé de Jean Wallon et de Marc Trapadoux ; quant à Carolus Barbemuche, il renvoie de manière assez transparente au romancier Charles Barbara. Étrangement, deux compagnons de Murger, Champfleury et Nadar, sont absents des Scènes. L’auteur de Chien-Caillou publiera en 1853, dans Les Aventures de Mademoiselle Mariette, sa vision personnelle, qui tente de corriger de manière plus authentique celle par trop sentimentale de la bohème de Murger.

Bohème sentimentale

« Voilà ma promesse, répondit Louise en tendant ses joues fraîches… »
Rodolphe et Louise, Scènes de la vie de bohème |

Bibliothèque nationale de France

Ce sentimentalisme, qui a souvent été reproché à l’auteur, est néanmoins ce qui a fait de ce roman un succès populaire. La quête de l’art et de la célébrité s’y conjugue constamment avec celle de l’amour. Rodolphe passe de femmes en femmes : Louise, Sidonie, sa cousine Mademoiselle Angèle… mais seule Mimi lui a fait connaître l’expérience de l’amour-fou. Marcel aime Mademoiselle Musette et Schaunard aime Phémie : tout le monde voisine dans les mansardes, partageant joies et chagrins. Les femmes de Murger sont profondément inspirées par celles qu’il a croisées dans sa propre vie. Pour le public féminin, après Mimi Pinson d’Alfred de Musset (1845), elles incarnent des femmes du présent dans lequel elles peuvent dès lors se projeter : de la jeune fille amoureuse du poète à la grisette innocente, qui va dès cette époque évoluer insensiblement vers la femme entretenue que l’on désigne par le terme de « lorette ». La caractéristique des femmes de Murger tient dans leur fragilité apparente et un côté volage qu’elles partagent avec les moineaux et les fleurs de pavé.

[Marcel] commença sur mademoiselle Mimi une foule de révélations indiscrètes, dont chaque mot s’enfonçait comme une épine au cœur de Rodolphe. Ses amis lui prouvèrent que de tout temps sa maîtresse l’avait trompé comme un niais...

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre XIV, 1851

Épilogue des amours
Rodolphe et Mimi, Scènes de la vie de bohème |

Bibliothèque nationale de France

Mais la pauvreté menace aussi l’amour et la communauté bohème entre en rivalité avec ces « protecteurs » riches qui offrent aux jeunes filles de fuir la précarité contre le sacrifice de leurs sentiments et de leur corps. Le pathétique culmine dans la mort de Mimi, passant de l’hôpital à l’amphithéâtre de la Faculté de médecine où son corps est disséqué avant de reposer, anonyme, dans la fosse commune. L’épilogue du livre tient tout entier dans son titre, « La jeunesse n’a qu’un temps ». La bohème, véritable utopie communautaire, se dissout et les survivants de cette aventure rentrent dans le rang.

Avec les Scènes de la vie de bohème, Murger a construit un légendaire que Puccini, après d’autres, a utilisé presque tel quel. Cette vision est celle d’un martyrologue, celui de la vocation artistique, et ce roman sera souvent considéré par les candidats à la vie littéraire comme une véritable fiction professionnelle. Utilisant son expérience, notamment celle qu’il a vécue auprès des Buveurs d’eau et à l’Hôtel Merciol, rue des Canettes, Murger initie le siècle au thème bohème, qui va dès lors se décliner en une foule de romans, tantôt la contestant comme Les Martyrs ridicules de Léon Cladel (1862), tantôt  entretenant la mythologie et cela jusqu’au 20e siècle, passant du Quartier latin à Montmartre pour arriver, avec les avant-gardes artistiques, à Montparnasse.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017).

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