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« La face de la terre » pour Julien Gracq


Matière de Loire et de Bretagne, Hommage à Julien Gracq
Matière de Loire et de Bretagne, Hommage à Julien Gracq

© Emmanuel Ruben

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Julien Gracq a recours à plusieurs reprises à cette expression, « la face de la terre ». Il a reconnu l’emprunt de cette formule, traduite, au géologue autrichien Edouard Suess (1831-1914.). Celui-ci avait titré Das Antlitz der Erde son tableau monumental de la géologie des continents, paru en 1885. Edouard Suess tire lui-même l’expression du psaume 104, celui de la liturgie de la Pentecôte « Seigneur envoie ton esprit pour qu’il renouvelle la face de la terre ». C’est le savant qui a permis de connaître la face de la terre, et c’est l’écrivain Julien Gracq, professeur de géographie par ailleurs, qui la reconnaît comme le séjour de l’homme, lui accorde attention, et la dévisage et la célèbre.

Quand il roulait beaucoup, et dévisageait un peu longtemps la face de la terre, il y avait quelque chose en lui qui chantait toujours un ton au-dessus de l’accompagnement. Il commença à entonner en imagination le cantique du Bocage…

Julien Gracq , La Presqu’île, 1970

Habiter la terre

La géologie est la connaissance de cette surface du globe qui est le support solide des sociétés humaines, un socle sur lequel se déploie la mosaïque des paysages. Ce socle est représenté sur les cartes géologiques, ces images informent sur la nature matérielle, rocheuses du socle : granite, calcaire, schiste. Elles sont des compositions colorées, et structurées, Julien Gracq leur trouvait une valeur esthétique, notamment celle du Massif armoricain, à tel point qu’il avait envisagé d’en tapisser une pièce de sa maison. Il consacre des fragments à la part armoricaine de la face de la terre, notamment au sommet du Ménez Hom. Elle lui est familière, elle est son séjour, elle atteste qu’elle est habitable, il intitulera d’ailleurs l’un de ses textes La Terre habitable.

Du haut du Méné Hom , vers les lointains on voit les lourdes crêtes en dos de baleine bosselées percées de place en place par la lignes des vertèbres des chicots de grès.

Julien Gracq, Lettrines, 1967

Habiter la terre participe, fonde la condition humaine. Gracq refuse de la réduire aux seules composantes sociales et politiques. Il déplore que l’existentialisme sartrien fasse l’impasse sur les paysages, construits par les sociétés humaines, et les éléments vitaux de l’air et de l’eau, qui assurent leur existence. Dans Un balcon en forêt, le personnage central du roman, l’aspirant Grange, prend son poste dans les Ardennes , où il va passer la drôle de guerre, ce sursis de paix avant la catastrophe. Sur un belvédère il fait un état des lieux :

« De là le regard effleurait le sommet du versant d’en face, un peu moins élevé ; on voyait les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup , vastes comme un ciel d’orage. À ses pieds, on avait la Meuse étroite et molle, engluée sur ses fonds par la distance, et Moriarmé, terrée au creux de l’énorme conque des forêts comme un fourmillon au fond de son entonnoir. La ville était faite de trois rues convexes qui suivaient le cintre du méandre et couraient étagées au-dessus de la Meuse à la manière des courbes de niveau (….) Le paysage tout entier lisible, avec ses amples masses d’ombre et sa coulée de pairies nues, avait une clarté sèche et militaire, une beauté presque géodésique… »

La beauté géodésique est la version esthétique de la face de la terre, la courbe du méandre inscrit dans le massif hercynien par la Meuse et dans lequel, en accord avec lui, les routes des hommes dessinent un accompagnement. Une photo montre Julien Gracq repérant au-dessus de la Meuse, ce site où il va placer son personnage et lui confier sa satisfaction esthétique. Dans En lisant en écrivant, il partage son approche du paysage :

« Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche : le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours. Cette zone d’ombre, puis cette nappe de lumière, puis ce versant à descendre, cette rivière guéable, cette maison déjà esseulée sur cette colline, ce bois noir à traverser auquel elle s’adosse, et au fond, tout au fond, cette brume ensoleillée, comme une gloire qui est indissolublement à la fois le point de fuite du paysage, l’étape proposée de notre journée, et comme la perspective obscurément prophétisée de notre vie. "Les grands pays muets longuement s’étendront…" mais pourtant ils parlent ; ils parlent confusément, mais puissamment de ce qui vient, et soudain semble venir de si loin au-devant de nous. »

Sancerre photographiée par Julien Gracq 
Sancerre photographiée par Julien Gracq  |

© Julien Gracq / Bernhild Boie

Travail d’écriture et rencontre avec le paysage

Julien Gracq n’a pas été un globe-trotter, courant les continents, traversant les océans, mais sa pratique, voyageuse et flâneuse, pédestre ou automobile, de la France, de l’Europe, et les deux mois passés aux États-Unis, lui a ménagé des rendez-vous réussis avec les paysages. Les fragments des Lettrines et des Carnets du grand chemin attestent ses préférences, celles où la face de la terre a suscité l’écriture, le manuscrit, un texte confié, ajusté à la page. Son attirance pour les hauts plateaux le ramenait presque chaque année sur les routes du Massif central, tel un curiste, qui a ses habitudes, convaincu du bienfait des eaux, de l’air.

Il y a l’Aubrac, haut belvédère de dépouillement et de sublimité, plus lunaire, plus déployé, plus balayé que les paramos des Andes.

Julien Gracq, Lettrines 2, 1974

Son attirance pour les hauts plateaux le ramenait presque chaque année sur les routes du Massif central, tel un curiste, qui a ses habitudes, convaincu du bienfait des eaux, de l’air. « Tout chemin m’est bon dès que la voiture m’a hissé insensiblement sur cette terrasse éventée de la France, où errer à l’aventure a quelque chose de plus grisant qu’ailleurs… ». Ainsi « Il y a l’Aubrac, haut belvédère de dépouillement et de sublimité, plus lunaire, plus déployé, plus balayé que les paramos des Andes » et en contre-bas de l’Aubrac « Je n’ai trouvé nulle part un paysage plus ample et plus paisible : ce sont ici les formes poncées et polies d’une statuaire paysagiste qui a rejeté un par un comme des voiles les embroussaillements capricieux de la végétation et qui ne recherche plus que le galbe pur, modelé essentiel. La lumière seule joue sur les plans et les dômes, les arêtes adoucies et usées… ». À la beauté géodésique ardennaise fait écho la statuaire de la marche occitane.

Julien Gracq a écrit que Balzac avait été en littérature, dans l’ouverture des Chouans, l’inventeur du travelling aéropanoramique. Cette singularité panoptique du récit, Julien Gracq l’attribue à une situation fictionnelle « La route de Fougères à Ernée paraît comme observée du haut d’un ballon captif ancré au sommet de la Pélerine ». Cette perspective aérienne détache la vision des belvédères situés sur la face de la terre. Julien Gracq connaîtra en 1970 au terme d’un vol vers l’Amérique cette expérience nouvelle, attendue et réalisée, de la face de la terre, vue du ciel , en vis à vis, derrière la
lucarne d’un hublot : « Les Barren grounds ; à peine une terre : un incroyable déchiquetage de lacs, arborisés, étoilés, foliolés. On sent la direction du charroi lourd des glaces […] Le pourtour des croupes égouttées a la couleur du chaume sec ; au sommet des buttes apparaît la tache vert sombre des forêts encore naines qui s’élargissent vers le sud… » (Lettrines 2, 1974). Dans « La sieste en Flandre hollandaise » (Liberté Grande, 1951) , arpentant un polder qui le place au-dessous du niveau de la mer, terre conquise en contre-bas des digues, Gracq envisage une quasi fusion avec la terre, il « cède de tout son long à l’herbe » et « Le corps qui fait fléchir sous l’herbe la vase encore molle ne se sent plus fait que pour prêter à la respiration vorace qui le soulève le sentiment d’une liberté fonctionnelle encore inconnue : on dirait que les pores de la terre sont ici plus ouverts qu’ailleurs ».

Le rebord méridional des Causses
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Julien Gracq, le panorama comme un « chemin de la vie »

Le visage de la terre, comme celui d’un personnage

La face de la terre n’est pas un visage-paysage inanimé, figé, Julien Gracq est attentif à ses changements. Ceux-ci sont liés d’une part à la mobilité de l’observateur, l’écrivain ou ses personnages, de l’autre au temps qui travaille à la métamorphose des lieux.

Pour ce qui est des personnages, dans La Presqu'île (1970) par exemple, « Simon n’était plus qu’un guetteur aux yeux tendus, essayant de déchiffrer dans ce paysage qui muait les signes qui allaient dénoncer l’approche de la côte ». Il fait le tour de la presqu’île. Au Bocage et à la Côte succède le Marais Gât, la Grande Brière : « Dès que les dernières maisons furent passée, la route évita à gauche un groupe de masures ruinées dont la charpente accrochait encore des barbes de chaumes, et dévala dans le pays mouillé ».Gracq lui-même consacre à la traversée de la forêt landaise jusqu’à l’océan une suite d’observations fines des aspects divers de la pinède qui paraît aux autres automobilistes uniforme et interminable « L’œil glisse sur la face supérieure de la forêt soudain pentue, d’un vert plus clair et plus jeune que le plafond du sous-bois ».

Tandis que je reviens de Sion à Saint-Florent, une fois de plus, l’œil fasciné, j’observe au long de ma route la destruction du Bocage partout en cours...

Julien Gracq, Lettrines 2 , 1974

Au sujet de l’œuvre du temps, la forêt ardennaise du Balcon change avec les saisons qui scandent le récit, l’aspirant Grange en jouit jusqu’à la date fatale du 10 mai 1940. Gracq dans son fief rural des Mauges assiste, avec curiosité et sans nostalgie, à la transformation du Bocage pluri centenaire : « Tandis que je reviens de Sion à Saint-Florent, une fois de plus, l’œil fasciné, j’observe au long de ma route la destruction du Bocage partout en cours, mais avec une rapidité inégale : ici des clairières anguleuses aux contours nets comme ceux d’une plaque de pelade attaquent à l’emporte-pièce le lacis serré des haies, ailleurs la fourrure s’effiloche seulement comme un tissu usé dont la trame s’éclaircit… ». La face de la terre incite à l’écriture, elle la mérite. L’écrivain-géographe illustre l’étymologie de son savoir : il lui consacre des descriptions « En littérature toute description est chemin » Les pistes, les sentiers, les routes qui sillonnent sont des invitations non seulement au parcours mais aussi à l’écriture. Dans notre temps de marches et de randonnées la pratique gracquienne de la terre, attentive et intime, est à méditer. L’hygiène du corps doit se combiner avec l’exercice du langage. En marchant en lisant en écrivant, le carnet attend les mots.

J’espère mourir vite dès que les chemins de la terre ne me seront plus ouverts

Julien Gracq, Lettrines 2 , 1974

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Julien Gracq, la forme d'une œuvre présentée à la BnF du 11 juillet au 3 septembre 2023.

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