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À la table de Marcel Proust

Cognac Martell
Cognac Martell

Bibliothèque nationale de France

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Se plonger dans À la Recherche du temps perdu, c’est un peu se faire le convive du narrateur. La table occupe en effet une grande importance au sein du roman, perpétuant une tradition littéraire bien française, sensible depuis Rabelais au moins. Dire les mets, la boisson, la façon dont ils sont préparés et servis, c'est aussi dessiner les contours d’une société à un moment donné : Balzac, Zola, Flaubert ne s'y sont pas trompé et ont travaillé le motif avec acharnement pour représenter l’ordre social d’alors. Invitons-nous à la table de Marcel Proust, leur successeur.
Un repas champêtre dans Gargantua
Un repas champêtre dans Gargantua |

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Découpe d'oie dans L'Assommoir
Découpe d'oie dans L'Assommoir |

Bibliothèque nationale de France

Depuis l’enfance, Marcel Proust souffre d’une santé fragile. Il mange peu et il en sera de même jusque dans ses dernières années. Les plans de la table familiale, du dîner et du souper aristocratique, les descriptions détaillées des spécialités foisonnent dans ses romans Jean Santeuil et À la recherche du temps perdu, comme chez les écrivains réalistes et naturalistes. Avec l’épisode de la petite madeleine, qui met l’accent sur la puissance du goût en littérature, Proust ajoute à cette tradition littéraire une nouvelle perspective. Le gâteau « court et dodu » couplé à la magie de la réminiscence qu’il provoque, semble figurer le processus de création romanesque lui-même. La nourriture est donc, dès l’entame, une composante essentielle de l'œuvre 

Françoise, prodige des repas combraisiens 

Dans la Recherche, Françoise est non seulement la cuisinière, mais aussi la femme de chambre de la tante Léonie. Après la mort de sa patronne, elle continue à servir la famille du narrateur et plus tard, lorsque celui-ci habite avec Albertine à Paris, elle s’occupe des jeunes amoureux. Le personnage accompagne le narrateur depuis l’enfance et jusqu’à son désir de devenir écrivain. Par certains côtés, elle est presque une mère nourricière.

Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent.

À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust, 1918

Françoise a un talent pour la cuisine. Les délicieux repas qu’elle sert au narrateur touchent à l’art. Sa cuisine a une indéniable dimension esthétique :  le bœuf froid aux carottes qu’elle prépare n'est-il pas comparé à une œuvre de Michel-Ange ? Dans la cuisine, elle prépare le dîner avec un soin extrême, surtout quand il s’agit de recevoir un invité de marque. Le marquis de Norpois, ancien ambassadeur, ne cesse de louer ses créations, et notamment son bœuf bourguignon. Ce merveilleux repas reste longtemps gravé dans le cœur du narrateur. Quand il décide enfin, à la fin du roman, de commencer à l’écrire, il pose la question suivante : « […] ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée ? ». 

Guide manuel illustré de la cuisinière de Paris et de la province
Guide manuel illustré de la cuisinière de Paris et de la province |

Bibliothèque nationale de France

Des boissons aux reflets dorés

Les souvenirs de Combray au soleil apparaissent au narrateur nimbés d’une teinte dorée. Les repas, mais aussi les boissons, sont entourés du même halo. Dans le passage de la madeleine, le thé se métamorphose progressivement au fil des lignes jusqu’à être remplacé par du tilleul. Quant à sa simple couleur, elle s’est fanée, jaunie, dans sa crépusculaire condition.

Un dîner au Trianon Palace
Un dîner au Trianon Palace |

Photo © RMN-Grand Palais (musée Carnavalet)

Dans le roman, la couleur jaune est la plus utilisée pour décrire les boissons. Le vin n’y tient pas une place aussi importante qu’on s’y attendrait, au regard du patrimoine viticole français. Les boissons gazeuses sont bien plus récurrentes. Céleste Albaret, qui fût la gouvernante de Marcel Proust et un modèle pour le personnage de Françoise, raconte : « En dehors de son café, il ne buvait rien – surtout pas de vin, jamais une goutte – sauf de la bière, dont il avait tout soudain un caprice. C’était l’écrivain Ramon Fernandez, tout jeune alors, qui lui avait donné l’idée de la bière, en lui vantant la fraîcheur de celle de la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain. » Proust appréciait également qu’elle lui serve chez-lui du cidre avec des frites. Cette préférence se retrouve dans le roman. Le narrateur boit peu de vin, mais davantage de boissons gazeuses aux teintes ambrées ou dorées comme la bière, le champagne et le cidre.

Bière et cognac pour prévenir l'asthme

Pour parer à ses fréquentes crises d’asthme, le médecin conseille au narrateur de la Recherche : « de prendre de la bière, du champagne ou du cognac ». Selon lui, « celles-ci (les crises) avorteraient dans l’"euphorie" causée par l’alcool ». Lors du premier départ à Balbec, le médecin recommande également « de prendre au moment du départ un peu trop de bière ou de cognac ». Il est largement obéi par le héros qui se rend dans le wagon-bar du train. La bière et le cognac se substituent ici aux médicaments.

Toutefois, la grand-mère du narrateur ne peut accepter pareil conseil médical, et quand ce dernier annonce son intention d’aller boire au buffet ou au wagon-bar, elle prend un air réprobateur. Elle souffre de voir son petit-fils, comme son mari, céder à la boisson. Le cognac souffre ainsi d’une image négative tout au long de l'œuvre. 

Bières de la Meuse
Bières de la Meuse |

Bibliothèque nationale de France

Cognac Martell
Cognac Martell |

Bibliothèque nationale de France

À la différence de ce dernier, la bière jouit d’une représentation poétique. Au début de son premier voyage à Balbec, le narrateur est sujet à des angoisses. Il séjourne dans une chambre inconnue qui lui paraît hostile. Le lendemain matin, soudainement, la joie le submerge. Il regarde par la fenêtre de la salle à manger la mer et le ciel dont l’azur a l’air d’être la couleur des fenêtres et les nuages blancs un défaut du verre. Ce paysage lui rappelle un poème de Baudelaire1 :

« Me persuadant que j’étais "assis sur le môle" ou au fond du "boudoir" dont parle Baudelaire, je me demandais si son "soleil rayonnant sur la mer", ce n’était pas – bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant – celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait. »

Celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait. 

À l'ombre des jeunes filles en fleur, Marcel Proust, 1918

L’impression du rayon de soleil apparaît encore ici comme les effets dorés sur la table de Combray qui provoquent l’appétit et suscitent le désir. La couleur de la bière est à la fois blonde et blanche comme le lait. Le lait, souvent associé aux filles de ferme, prend une valeur libidinale, associée au désir et à la vie. La bière et le lait apaisent l'asthme du narrateur tout en le gratifiant des pouvoirs de la vie et même d’une vie nouvelle.

Champagne, cuvée des plaisirs 

Une autre boisson alcoolisée que l’on rencontre souvent dans la Recherche est le champagne, synonyme de fête ou de célébration.

Champagne Ruinart
Champagne Ruinart |

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Cette boisson s’impose à la table aristocratique de Saint-Loup, lors du dîner au restaurant à Rivebelle où le narrateur absorbe rarement en si peu de temps une telle dose de bière et de champagne. Lors du dîner dans la petite chambre militaire de Doncière, il en boit agréablement et celui-ci « fait perler en même temps des gouttes de sueur à son front et des larmes à ses yeux ».

Quand il boit du champagne avec son ami à Rivebelle, il lui arrive de boire plus que d’ordinaire, si bien qu’il est paralysé par l’ivresse. Oubliant alors le contrôle de soi, il pense au plaisir, le restaurant étant fréquenté par des demi-mondaines et réunissant « en un même moment plus de femmes au fond desquelles me sollicitent des perspectives de bonheur que le hasard des promenades ou des voyages ne m’en fait rencontrer en une année ».

Les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême

Marcel Proust, Albertine disparue, publié à titre posthume en 1925

Le champagne est la boisson qui enivre, qui fait perdre la raison et qui éveille le désir. Le narrateur et Albertine, avec qui il est déjà intime lors du deuxième séjour à Balbec, voyant à la nuit tombée la lune tout étroite paraître « comme la légère et mince pelure, puis comme le frais quartier d’un fruit qu’un invisible couteau commence à écorcer dans le ciel », vont se promener en forêt avec une bouteille de champagne, s’ils ne vont pas s’étendre sur la plage. Ils passent là toute la nuit à s’aimer, probablement dans l’enivrement de l’alcool et de l’amour. Après la fuite d’Albertine, il se souviendra de cette scène : « Les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l’obscurité de la voiture, j’approchais du clair du lune pour la mieux voir et que j’essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. »

Notes

  1. « Assis sur le môle » renvoie sans doute à la fin du « Port », dans Spleen de Paris, Charles Baudelaire, 1869. Le « boudoir » et « le soleil rayonnant sur la mer » renvoient à « Chant d’automne », dans Les Fleurs de mal, Charles Baudelaire, 1857

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

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