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Jacques le fataliste et son maître

Denis Diderot
Jacques le fataliste et son maître
Jacques le fataliste et son maître

© Bibliothèque nationale de France

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« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe. » À travers un dialogue enlevé entre le valet Jacques et son maître, Diderot livre ses idées sur la liberté et le déterminisme.

Diffusé en feuilleton dans la Correspondance littéraire de 1778 à 1780, Jacques le Fataliste n'a pas été publié du vivant de Diderot, mais en 1796 à partir d’un manuscrit saisi dans les papiers de Grimm.

Ce roman singulier aux accents rabelaisiens, inspiré à son début par un épisode de Tristram Shandyde Sterne, se présente sous la forme d’un dialogue entre Jacques et son maître (et en même temps entre Diderot et le lecteur). Diderot, par le biais d’anecdotes romanesques, nous livre ses idées sur la liberté et le déterminisme. Le valet, comme l’auteur, qui s’affranchit ici des règles habituelles du roman classique, se comporte dans la vie en homme libre, alors même que les domestiques étaient considérés comme ne pouvant avoir de volonté propre – à tel point que les Constituants les excluront du corps électoral en 1789.

Diderot, par le biais d’anecdotes romanesques, nous livre ses idées sur la liberté et le déterminisme.

Ce « texte-puzzle », comme le nomme Eric Walter, avait de quoi choquer. Au lieu de raconter une histoire, Diderot met en scène à travers les personnages de Jacques et de son maître notre goût pour raconter et pour écouter des histoires. Il montre comment naît la fiction, comment se construit une intrigue, comment se superposent des éléments hétérogènes. Il se souvient des libertés prises par Rabelais ou par Sterne et de toute la tradition anti-romanesque qui est constitutive même du genre romanesque. Genre critique, autocritique dans lequel les Lumières en général et Diderot en particulier ne pouvaient manquer de se reconnaître. La déambulation de Jacques et de son maître, les histoires inégales et dissymétriques de leurs amours, celles de ceux qu'ils rencontrent fournissent les éléments d'une interrogation, tout à la fois sociale, morale et métaphysique.

Sociale, car Jacques le valet prouve qu'il est bien souvent, par son ingéniosité, le maître de son maître, il devient une image de l'écrivain, de l'intellectuel, chargé d'amuser ses maîtres, ceux-là par exemple qui paient chèrement pour recevoir la Correspondance littéraire et s'amusent des paradoxes de Diderot.

Morale, car les deux hommes, selon les principes de la complicité masculine, se racontent des histoires de femmes, s'arrogent le droit à quelques privautés de vocabulaire et sont confrontés aux libertés revendiquées, sinon par les femmes, du moins par des femmes d'exception : Mme de La Pommeraye ressemble à la marquise de Merteuil, bien décidée à venger son sexe.

Métaphysique enfin, car Jacques est fataliste comme Candide commence par être optimiste. L'un professe une philosophie issue de Spinoza, de même que l'élève de Panglos récitait du Wolf, dérivé de Leibniz. Le livre sert de métaphore au destin, au grand rouleau où tout serait écrit, mais ce livre qui refuse de commencer (« D'où venaient-ils ? ») et de conclure (plusieurs dénouements sont proposés), ce livre qui montre comment une logique immanente organise a posteriori les événements, comment des relations construisent le sens des aventures et des récits propose un fatalisme joyeux et imaginatif. Si l'homme n'est pas libre, il peut s'inventer une liberté créatrice.

Les grandes questions du matérialisme et de la morale y sont ainsi traitées dans un dialogue entre Jacques, dont le fatalisme définit sans concept ni théorie une liberté nouvelle, et son maître, dont la maîtrise se perd en habitudes et en préjugés. L’enjeu philosophique trouve sa métaphore dans un voyage dont on ne sait ni l’origine ni le point d’arrivée, et dans un récit tout en détours et en digressions. L’image de la Providence est celle d’un livre ou d’un grand rouleau où tout serait écrit. Le roman des Lumières doit se présenter comme un livre sans queue ni tête, où le lecteur prend à partie le narrateur, où la liberté d’inventer se heurte à celle d’interpréter. Les premières lignes ont la désinvolture du Tristram Shandy de Sterne : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe. » Et le débat sur le droit de dire foutre a le culot de Rabelais.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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