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Fouquet, modèle pour les artistes du 20e siècle

Longtemps oublié, Fouquet sort de l’ombre à l’orée du 20e siècle, à l’occasion d’une exposition sur les « Primitifs français » à la Bibliothèque nationale. Son art devient ainsi une référence pour des arrtistes comme Fernand Léger, Matisse ou Cindy Sherman.

Huysmans fait dire en 1891, avec ironie, à un de ses personnages, dans Là-Bas, au sujet du portrait de Charles VII : « Je me suis souvent arrêté devant cette honteuse gueule où je démêlais un groin de goret, des yeux d’usurier de campagne, des lèvres dolentes et papelardes, dans un teint de chantre. Il semble que Foucquet ait représenté un mauvais prêtre enrhumé et qui a le vin triste ! » Si Fouquet fut « redécouvert » au 19e siècle par les érudits, sa gloire auprès du public, sa notoriété chez les artistes datent du début du 20e siècle. L’exposition des « Primitifs français » organisée en 1904 par Henri Bouchot à la Bibliothèque nationale fit accepter son art comme une source de l’art moderne.

Fouquet sera dès lors presque constamment invoqué comme le grand ancêtre d’une lignée trouvant en Monet, Renoir, ou parfois Cézanne, ses derniers prophètes. Pour André Lhote, « le Cubisme, si Cubisme il y a, confond dans le même amour Fouquet et Raphaël, Chardin et Poussin, Corot et Cézanne, au même titre que Ingres, sans compter d’autres artistes moins connus, qui pour n’avoir pas montré les mêmes qualités furent pourvus des mêmes intentions ».

Aux origines de l’art moderne

Le respect des réalités

Manuscrit sur Fouquet
Manuscrit sur Fouquet
L’homme au verre de vin
L’homme au verre de vin |

© photo RMN - G. Blot

Dans un article essentiel qui paraît dans L’Esprit nouveau, Roger Bissière mythifie la figure de Fouquet. Selon Bissière, c’est l’Homme au verre de vin qui réalise pleinement cet idéal français, « cette mesure, cette honnêteté, ce respect des réalités, ce besoin de se pencher toujours sur la terre pour y puiser des forces et atteindre au divin ». « Il n’est point dans toute la peinture d’œuvre plus parfaite et d’une plus haute portée spirituelle que l’Homme au verre de vin ou Étienne Chevalier présenté à la Vierge. Dans l’un comme l’autre aucune tendance mystique, mais des hommes, une femme et un enfant considérés avec tendresse, longuement analysés et traduits sans que rien d’étranger ne s’interpose entre les modèles et le peintre. » Fouquet peut alors apparaître comme un modèle d’équilibre : le contact avec l’Italie l’a écarté du réalisme descriptif des Flamands ; l’ « amour de la nature » l’a préservé de la religiosité abstraite des Italiens. Dans un de ses brouillons, vraisemblablement contemporain de l’article de L’Esprit nouveau, Bissière note : « Âpreté de l’analyse – Fouquet même quand il peint des scènes divines reste le peintre de réalités, il n’y a pas chez lui comme chez l’Angelico une conception préméditée, un esprit religieux, mais un amour devant la nature qui prime tout, qui dicte l’œuvre et lui confère son sens spirituel… »

Une voie spécifiquement française conduisant au cubisme

La mère et l’enfant
La mère et l’enfant |

© Bridgeman-Giraudon / ADAGP, Paris, 2003

Ainsi se construit l’arbre généalogique des constructeurs de la peinture moderne et, surtout, des peintres qui ont su frayer une voie spécifiquement française conduisant au cubisme, puis le dépassant dans une dernière involution, résolument nationale, de la modernité. Dans une lettre adressée en 1921 à Léonce Rosenberg, Fernand Léger esquisse lui aussi une petite généalogie, moins destinée à arrêter publiquement la liste des grandes figures de l’art français qu’à décliner une hiérarchie personnelle, avec ses modulations : « Toute la question est là. On invente ou on [n’]invente pas. La Renaissance copie, les avant-Renaissance inventent. Rousseau invente. Ingres quelquefois. Poussin souvent. Les Le Nain quelquefois. Clouet, Fouquet presque toujours + quelques Cézanne. Renoir est tangent. » Derrière ces jugements se profilent le sentiment de la supériorité de l’artisan sur l’artiste individualiste et la conviction que l’époque des artisans anonymes, avant la Renaissance, fait écho à l’utopie d’une société dans laquelle cohabiteraient harmonieusement paysans et travailleurs.

Fouquet et les « émigrés »

L’homme de Touraine
L’homme de Touraine |

© Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jean-François Tomasian/Dist. RMN-GP

Il n’y eut cependant pas que les officiants les plus en vue du cubisme ou du retour à l’ordre qui revendiquèrent Fouquet, mais parfois aussi quelques-uns des artistes émigrés qui vinrent s’associer aux avant-gardes. Installé à Paris en 1910, Chagall fréquente les salles du Louvre où il voit dans les vieux maîtres, Fouquet, Rembrandt, Watteau ou Courbet, des « amis disparus depuis longtemps » et entend dans « leurs prières, les siennes ». Dans le Juif en rouge, un des portraits majeurs de la série des vieux paysans ou des hassidim errants, Chagall a inscrit à l’arrière-plan, en haut à gauche, un groupe de noms d’artistes : « Giotto » et « Paysan Breughel » en caractère cyrilliques ; « Rembrandt » en caractères hébreux ; enfin, en lettres latines, entre autres noms, « Cézanne », « Tintoret », « Courbet », « Fouquet ». Autant de « saints et prophètes de son art », autant de noms d’artistes du passé qui formaient un héritage intime sans dessiner une tradition nationale : pour le juif russe cosmopolite qu’est Chagall, Fouquet et Cézanne cohabitent avec Rembrandt, Giotto et Breughel.

Insoumis espagnol, réfugié non mobilisable en France, Juan Gris fait lui aussi de Fouquet, pendant les années de guerre, un « ami invisible ». En 1918, alors qu’il séjourne à Beaulieu-lès-Loches, Gris peint L’Homme de Touraine (Paris, musée national d’Art moderne). Le titre de l’œuvre et sa composition font référence à la figure mythique de Jean Fouquet, peintre de Tours, que Gris plaça toujours très haut dans son panthéon personnel des peintres français.

Réalisme et abstraction

Vierge à l’enfant
Vierge à l’enfant |

© Succession H. Matisse, Paris 2003

Une peinture limpide

« Ce qui donne à Jean Fouquet son poids, son autorité, sa grandeur, c’est la tradition permanente du grand style monumental français, c’est qu’il est l’héritier direct de ces imagiers qui, de la fin du 12e à la fin du 14e siècle, taillèrent des statues pour décorer l’architecture de nos églises en les accordant avec elles. » Pour Focillon, qui écrit en 1936, ce sont l’architecture et certaines qualités monumentales qui définissent le style de Fouquet. Un an plus tard, en 1937, l’exposition des « Chefs-d’œuvre de l’art français » consacre définitivement la Vierge d’Anvers. Germain Bazin y reconnaît un équivalent pictural moins de la sculpture que de l’art du vitrail : « Dans la Vierge du musée d’Anvers, qui est peut-être le chef-d’œuvre de l’art français, la simplification des formes est poussée jusqu’à l’abstraction : les volumes lisses manifestent cette répugnance à “la saillie”, à l’accident qui est au fond de l’âme française ; le sein de la Vierge est une sphère d’ivoire, l’enfant est de cristal. Cette peinture claire, limpide, dénuée de tout esprit charnel est aussi pure, aussi immatérielle que les images peintes sur les verrières du 13e siècle ; la suprême élégance du trait est la manifestation ultime de l’élégance linéaire du gothique. »

Une simplicité comparable à celle de Mondrian

Hommage à Jean Fouquet
Hommage à Jean Fouquet |

© cliché S. Prost / ADAGP, Paris 2003

Vénus blanche
Vénus blanche

Nul mieux que Jean Hélion n’exprima le pouvoir particulier qu’eut la Vierge de Fouquet sur sa génération et la disponibilité de cette œuvre aux interprétations plastiques les plus opposées : « J’ai épinglé au mur, durant ma vie d’abstraction, cette image pieuse, d’une dévotion toute laïque. J’avais, comme l’on sait, consacré mon abstraction par le signe orthogonal enseigné par Mondrian et Van Doesburg. Mais bientôt, j’y avais adjoint le péché d’une oblique et la volupté d’une courbe. S’enrichissant ainsi, le signe minimum allait au-devant de cette image de Vierge que je gardais comme une icône dans mon atelier. Il me semblait que tout ce qui manquait à l’abstraction était là : un jeu subtil de courbes et de nuances, une combinaison d’à-plats et de volumes, un luxe sobre de détails, enfin, toute la vie. » Ainsi, pour Hélion qui se penche, en 1984, à la fin de sa vie, sur sa propre trajectoire de peintre ayant choisi le « monde » contre les privations de l’art abstrait, cette Vierge conserve cependant « une simplicité comparable à celle de Mondrian, une percussion limpide, une émission de la forme si légère qu’elle ne pèse pas, une harmonie si délicate qu’on peut la comparer au jeu très subtil de valeurs que Mondrian cultive ». Une affinité, comprise de manière rétrospective, entre la « géométrie » et un « art de réalité totale », entre les quadrillages de Mondrian et cette Vierge susceptible de réconcilier la nature et l’abstraction, qui amène Hélion à songer à des voisinages imprévus : « Combien je voudrais […] qu’un jour on accrochât ensemble sur le même mur : la “Vierge” de Fouquet, son “Charles VII”, un Mondrian entre les deux. Cela ferait un accord majeur. »

À l’aube du 21e siècle

Sans titre
Sans titre

La gloire de Fouquet dans la première moitié du 20e siècle contraste avec la discrétion de sa présence dans la création contemporaine. C’est une sorte d’archétype glorieux mais abandonné que Pierre Buraglio revitalise en dessinant d’après Fouquet, comme il dessine d’après les maîtres du passé. C’est à une vieille héroïne et à un des portraits les plus troublants de l’histoire de l’art que Cindy Sherman s’identifie en posant en Agnès Sorel (Sans titre, 1989), après s’être introduite dans les rôles de la Fornarina, de Mme Moitessier ou d’Isabelle Brant.

Provenance

Cet article provient du site Fouquet (2003).

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