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Degas, Danse, Dessin

Paul Valéry
Degas danse dessin
Degas danse dessin

Bibliothèque nationale de France

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Le poète Paul Valéry a été l’un des observateurs les plus fins et spirituels d’Edgar Degas. En 1936, il lui consacre l’un de ses plus beaux textes, l’un de ses plus personnels aussi peut-être : Degas, Danse, Dessin. Il y livre les souvenirs d’une partie de sa jeunesse passée dans l’intimité ombrageuse d’un grand homme.

Valéry était sans doute un des plus grands esprits de son temps. Près de 80 ans après sa mort, la publication de ses inédits est à chaque fois un événement éditorial. C’est le cas par exemple de son monumental Cours de poétique paru en 2023 aux éditions Gallimard.

Pour évoquer Degas, Valéry mobilise toute la sophistication de sa pensée pour lier anecdotes et souvenirs personnels avec des considérations esthétiques de haute volée. Il donne au livre qui résulta de ce travail le titre si parlant de Degas, Danse, Dessin. La construction du texte peut sembler chaotique. Elle fait écho à l’incipit du texte, insistant sur la modestie du projet :

« Comme il arrive qu’un lecteur à demi distrait crayonne aux marges d’un ouvrage et produise, au gré de l’absence et de la pointe, de petits êtres ou de vagues ramures en regard des masses lisibles, ainsi ferai-je, selon le caprice de l’esprit, aux environs de ces quelques études d’Edgar Degas.
(…)
Ceci ne sera donc qu’une manière de monologue, où reviendront comme ils voudront mes souvenirs et les diverses idées que je me suis faites d’un personnage singulier, grand et sévère artiste, essentiellement volontaire, d’intelligence rare, vive, fine, inquiète.1 »

Une relation intime

La relation établie au milieu des années 1890 entre le tout jeune Paul Valéry et Edgar Degas est peut-être avant tout une histoire de famille. André Gide avait été l’un des grands amis de la jeunesse de Paul Valéry. En 1895, c’est par l’intermédiaire de Gide que Valéry fait la connaissance d’Eugène Rouart, et par lui de son père, Henri Rouart. Ce dernier avait été un inventeur génial et industriel de talent. Il était également grand collectionneur de tableaux et ami des peintres, et tout particulièrement de Degas. Comme Valéry le raconte dans son étude, cette amitié prenait des racines profondes :

Ils avaient été camarades de collège, au lycée Louis-le-Grand, s’étaient perdus de vue pendant des années et retrouvés par un étonnant concours de circonstances. Degas racontait volontiers le détail de cette reconnaissance. En 1870, Paris investi, tandis que Monsieur Rouart s’employant doublement à sa défense, commandait une batterie du corps de place, en tant qu’ancien élève de Metz, et fabriquait des canons, en tant que métallurgiste, Degas s’était fort simplement engagé dans l’infanterie. (…) Il retrouve dans son capitaine son condisciple Henri Rouart. Ils ne se quittent plus.

Œuvres de Paul Valéry, Paris, Editions du Sagittaire, 1931-1950, volume 8, p. 17-18.

À la fin du 19e siècle, les rapports entre Valéry et Degas se font plus intimes. Mallarmé, maître vénéré de Valéry, avait souhaité le voir épouser Jeannie Gobillard. Celle-ci était la cousine de Julie Manet, fille de Berthe Morisot ( et nièce du peintre ), et recueillie par cette dernière à la mort de ses parents. Tous les membres de cette famille étendue résidaient dans l’immeuble construit par Berthe au 40 rue de Villejust – aujourd’hui rue Paul Valéry – près de l’Arc de triomphe, à Paris. Degas, qui avait été l’ami proche de tous ces protagonistes pousse au mariage entre Paul Valéry et Jeannie Gobillard. Lors de la même cérémonie, Julie Manet épouse Ernest Rouart. Les deux couples emménagent au 40 rue de Villejust où le ménage Valéry passera ensuite toute son existence. Pendant des décennies ensuite, c’est à cette même adresse que les spécialistes de l’œuvre de Valéry se rendirent pour consulter les archives du grand homme.

C’est donc en toute connaissance de cause que Valéry dresse le portrait de Degas, avec une tendresse qui n’exclue pas quelques piques :

Degas plaisait et déplaisait. Il avait et affectait le plus mauvais caractère du monde, avec des jours charmants, qu’on ne savait prévoir. Il amusait alors ; il séduisait par un mélange de blague, de farce et de familiarité, où il entrait du rapin des ateliers de jadis, et je ne sais quel ingrédient venu de Naples.
Il m’arrivait de sonner à sa porte assez anxieux de l’accueil. Il ouvrait avec défiance. Il me reconnaissait. C’était un bon jour.

Correspondance de Paul Valéry
Correspondance de Paul Valéry |

Bibliothèque nationale de France

Signe de l’importance de la figure de Degas dans son existence et de la mémoire toute personnelle de sa présence physique au-milieu de sa famille, Valéry prend le temps dans Degas, Danse, Dessin, de décrire un cliché photographique. Ce cliché aura toujours une place de choix au domicile des Valéry, et c’est d’ailleurs à cette adresse même qu’il avait été pris. Par une mise en abîme qui ne peut être innocente, Valéry fit même le choix de se faire photographier, par Cartier-Bresson, à côté de ce portrait :

Je conserve jalousement un certain agrandissement qu’il m’a donné.
Auprès d’un grand miroir, on y voit Mallarmé appuyé au mur, Renoir sur un divan assis de face. Dans le miroir, à l’état de fantômes, Degas et l’appareil, Madame et Mademoiselle Mallarmé se devinent. Neuf lampes à pétrole, un terrible quart d’heure d’immobilité pour les sujets, furent les conditions de cette manière de chef-d’œuvre. J’ai là le plus beau portrait de Mallarmé que j’ai vu, mise à part l’admirable lithographie de Whistler, dont l’exécution fut pour le modèle un autre supplice.

Œuvres de Paul Valéry, Paris, Editions du Sagittaire, 1931-1950, volume 8, p. 49-50.
Stéphane Mallarmé et Auguste Renoir – reflets de Degas, Marie et Geneviève Mallarmé
Stéphane Mallarmé et Auguste Renoir  reflets de Degas, Marie et Geneviève Mallarmé |

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet

Une écriture au long cours

Paul Valéry s’est engagé dans l’écriture de Degas, Danse, Dessin au cours de l’été 1933. Il passe le mois d’août chez son amie la comtesse de Béhague, sur la presqu’île de Giens, à proximité de Hyères. Mécène et collectionneuse richissime, elle avait bien connu Degas elle-même, et c’est tout naturellement que Valéry lui dédie son livre au moment de sa parution. La trace de la composition de l’ouvrage se retrouve dans les cahiers de Paul Valéry2. Depuis 1894 et jusqu’à sa mort en 1945, Valéry consacrait plusieurs heures tous les matins à écrire dans ses cahiers, sans ordre précis et sans hiérarchie de matière ou d’importance, les pensées telles qu’elles lui venaient.

Oeuvres de Paul Valéry
Oeuvres de Paul Valéry |

Bibliothèque nationale de France

Plusieurs centaines de cahiers sont aujourd’hui conservés et montrent la prodigieuse virtuosité intellectuelle du poète. Comme il le notait dans un de ses cahiers, prenant dans les leçons de la danse, si chère à Degas, un enseignement global sur le fonctionnement de l’esprit : « Toutes nos connaissances sont peut-être réductibles au passage de figures à mouvements et de mouvements à figures.3 » Les événements de la vie de Paul Valéry au même moment expliquent peut-être certaines caractéristiques du texte. Il s’est alors pris d’une passion triste été non réciproque pour une jeune sculptrice, Renée Vautier. Peut-être la distraction apportée par ce tourment amoureux a-t-elle eu quelque conséquence dans la construction un peu disparate de son texte.

Cahier 151
Cahier 151 |

Bibliothèque nationale de France

Cahier août 33
Cahier août 33 |

Bibliothèque nationale de France

Degas Danse Dessin
Degas Danse Dessin |

Bibliothèque nationale de France
 

Degas Danse Dessin
Degas Danse Dessin |

Bibliothèque nationale de France
 

La publication de Degas, Danse, Dessin fut en soi toute une aventure. Après la correction des dernières épreuves au printemps 1934, Valéry dut attendre février 1937 pour voir arriver les premiers volumes de son livre. Publié par Ambroise Vollard au prix exorbitant de 2 500 francs, cette première édition de grand luxe laissait la part belle aux reproductions de dessins de Degas. Grand sujet d’acrimonie entre les deux hommes, leur collaboration avait malgré tout fait naître un texte marquant à bien des titres.

Notes

  1. Œuvres de Paul Valéry, Paris, Editions du Sagittaire, 1931-1950, volume 8, p. 13.
  2. BnF, département des Manuscrits, NAF 19357, fol. 16v
  3. BnF, département des Manuscrits, NAF 27336, fol. 35r

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition « Degas en noir et blanc » présentée à la BnF du 30 mai au 3 septembre 2023.

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