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Le Théâtre de Beaumarchais

La Comtesse Almaviva
La Comtesse Almaviva

© Bibliothèque nationale de France

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Pierre Augustin Caron fut artisan horloger, professeur de musique, commerçant, banquier, agent secret : toutes ces activités se retrouvent dans la construction des intrigues, dans le sens du temps, du rythme, de la musique qui caractérise ses pièces.

Premières œuvres

Beaumarchais fait successivement l'expérience des parades pour le théâtre privé de Lenormand d'Etioles, et des drames pour les scènes publiques. La situation de Lenormand, mari de Mme de Pompadour qui avait négocié ses complaisances lorsque sa femme était devenue la maîtresse du roi, prêtait plus à la farce qu'au drame. Le banquier menait joyeuse vie dans son château d'Etioles, au sud de la forêt de Sénart, et Beaumarchais brocha pour lui des divertissements qui empruntaient à la tradition des foires, des personnages stéréotypés (Cassandre, le père, Isabelle et Colombine, ses filles, Léandre, le fiancé ou l'amant, Gilles et Arlequin, les valets), des situations forcées à base de disputes, de déguisements, de cocuages et de coups de bâton, enfin des jeux de mots de plus ou moins bon goût. Il a fallu attendre le 20e siècle pour que soient publiées in extenso ces pièces dont le caractère licencieux avait auparavant gêné les éditeurs Colin et Colette, Les Députés de la Halle et du Gros-Caillou, Les Bottes de sept lieues, Léandre marchand d'agnus, médecin et bouquetière et Jean-Bête à la foire, Zizabelle mannequin, Eugénie.

Eugénie
Eugénie |

© Bibliothèque nationale de France

Deuxième drame, créé à la Comédie-Française en 1770, Les Deux Amis ou le Négociant de Lyon, présente une situation qui fait fureur à l'époque. Un roman et deux nouvelles (Les Deux Amis, conte iroquois de Saint-Lambert et Les Deux Amis de Bourbonne de Diderot) paraissent la même année avec le même titre, sur un thème proche. Deux amis sont amoureux d'une jeune fille, l'un se sacrifie. Dans le drame de Beaumarchais, l'amant aimé est le fils du receveur général des fermes, c'est-à-dire des impôts, à Lyon, l'amant héroïque, fermier général, et le père de la jeune fille, un riche négociant de la ville. Un drame financier, tel que le souhaitait Diderot dans les Entretiens sur le Fils naturel, vient compliquer l'intrigue sentimentale. La situation de Pauline, fille naturelle de celui qui se fait passer pour son oncle, permet à l'auteur de poser un autre problème social qui, chez lui, reparaît de pièce en pièce, celui des enfants non légitimes. Les belles âmes font assaut de générosité, le père reconnaît sa fille et les amants sont unis. Le receveur des fermes de Lyon peut conclure : « Quelle joie, mes amis, de penser qu'un jour aussi ora­geux pour le bonheur n'a pas été tout à fait perdu pour la vertu. » Mais le public s'est montré moins enthousiaste pour tant de dévouement et de vertu.

Cet échec est peut-être l'une des causes du retour à la comédie de Beaumarchais qui utilise comme point de départ un canevas de parade, intitulé Le Sacristain, intermède espagnol. Pauline est mariée à un vieil époux impuissant. Son amant cherche à effrayer le mari et se déguise en sacristain pour parvenir jusqu'à elle. Une seconde version de ce canevas montre l'évolution vers plus de dignité sociale et morale. Pauline n'est plus la femme de Bartholo ni la maîtresse de Lindor. Le premier est devenu médecin, le second un comte déguisé en bachelier. Celui qui va donner son nom à la pièce n'apparaît que le dernier, comme principe de comique et de bouffonnerie dans un texte qui s'est assagi. L'intrigue ressemble alors à celle de L'Ecole des femmes, Bartholo le tuteur, malgré toutes ses précautions, ne peut empêcher Almaviva de se faire aimer de Rosine et, avec l'aide de Figaro, de l'épouser.

Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro

Beaumarchais compose un opéra-comique qui est refusé par la Comédie-Italienne. Il le transforme en comédie en cinq actes qui est acceptée par la Comédie-Française, est jouée en février 1775 et tombe. Il la remanie, sacrifie un acte et fait applaudir Le Barbier de Séville en quatre actes que nous connaissons. Quelques mois plus tard, il la fait publier, accompagnée d'une « Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville ». Il y imagine une suite possible : une fin moins gaie qui manque de tourner au tragique pour devenir pathétique. Après le mariage de Rosine et d'Almaviva, une altercation s'élève entre Bartholo et Figaro. « Des injures on en vint aux coups. » Le docteur découvre soudain, à une marque sur le crâne, que Figaro est son fils. Ce nouvel acte possible indique l'ambivalence du rire et des larmes dans l'imaginaire de Beaumarchais, ainsi que son refus de s'enfermer dans la limite de l'unité de temps classique.

Rosine
Rosine |

© Bibliothèque nationale de France

L'idée d'une suite du Barbier est donc présente dès 1775. La suite est écrite de 1776 à 1780 et s'intitule Le Mariage de Figaro. Si le drame Eugénie, au cours de sa genèse, est passé de France en Angleterre, Le Mariage lui est passé de France en Espagne pour édulcorer les allusions critiques à l'Ancien Régime et tourner la censure. Les manuscrits qui demeurent montrent aussi une hésitation sur le personnage de Marceline, figure ridicule de vieille femme ou bien mère de Figaro, pathétique dans ses illusions passées et militante dans sa dénonciation du sort fait aux femmes. La première comédie était emportée par un personnage apparu tardivement dans sa composition, le barbier ; la seconde trouve son rythme dans un personnage marginal et central, Chérubin, entre l'enfance et l'âge adulte. Figaro donnait au Barbier son rythme et son allant, Chérubin représente dans la seconde le principe de désir, insaisissable, irrésistible. Selon l'âge qu'il a, pubère ou non, il maintient la comédie dans l'aisance et le sourire ou bien risque de la faire basculer dans la grossièreté des parades ou encore dans le drame. De 1780 à 1784, la pièce met quatre ans à être acceptée en représentation publique. Beaumarchais en profite pour en parfaire l'efficacité dramatique et augmenter l'impatience du public. La pièce triomphe en avril 1784.

Les deux pièces se ressemblent : deux hommes se disputent une femme, celui qui est aimé finit par l'emporter sur son rival. Dans la première, le vainqueur est l'aristocrate, jeune premier, et le vaincu, Bartholo, le bourgeois, vieux et ridicule. Dans la seconde, la victoire a socialement changé de camp. Almaviva est devenu un noble qui prétend profiter de l'ancien droit du seigneur. Figaro change de statut, le barbier, l'homme à tout faire du comte est devenu à son tour sujet et objet du désir amoureux, il a acquis le droit d'aimer pour son compte, c'est lui dont on célèbre le mariage. Rosine était seule dans Le Barbier de Séville. Dans la seconde pièce, Rosine est entourée de Suzanne, sa camériste, fiancée de Figaro, et de Marceline : une authentique solidarité s'établit progressivement entre ces femmes qui dépassent leurs jalousies et s'imposent face aux hommes. Figaro dans Le Barbier gardait son franc-parler à l'égard du comte comme de tous les autres personnages. Avec l'antagonisme qui l'oppose à son maître dans la seconde pièce, ses mots deviennent des satires, plus ou moins voilées, de l'Ancien Régime. Le Mariage est hantée par une violence qui reste latente et finit par se dissiper avec l'air final du vaudeville. Les critiques ont pu insister sur la force révolutionnaire de la pièce ou sur sa prudence et son dénouement conformiste. Son triomphe à la veille de la Révolution repose sur cette ambiguïté.

Les deux pièces sont construites sur une opposition entre le dedans et le dehors. Le mouvement général de la première est de pénétration : Almaviva s'efforce de parvenir jusqu'à Rosine pour lui dire son amour, puis pour l'épouser. Bartholo se barricade pour lutter contre l'envahissement. Le mouvement général de la seconde pièce est au contraire d'ouverture. Le comte veut éloigner de chez lui Figaro, mari encombrant, Chérubin, double et rival. Alors que Le Barbier se termine par le rassemblement de tous les personnages dans la maison du docteur, Le Mariage s'achève dans le parc du château d'Aguas Frescas, dans la pénombre du soir et des arbres, dans une confusion des rôles et des fonctions, voire des sexes. L'intérieur du château avec sa salle du trône et ses appartements suppose une hiérarchie et une stricte répartition des lieux. Le plein air final marque la difficulté de remettre chacun à sa place. Le lieu du premier acte, « à demi démeublé », dont Figaro prend les mesures, est la future chambre nuptiale : l'indication va-t-elle dans le sens d'un aménagement ou bien d'un déménagement ? Pas plus que Le BarbierLe Mariage ne se clôt par un dénouement univoque.

La Mère coupable

Les deux pièces jouent de la clôture temporelle des vingt-quatre heures. Mais le personnage de Chérubin indique métaphoriquement l'instabilité du dénouement : l'enfant ne peut que grandir, l'ordre précaire du château ne peut que s'altérer. La suite du Mariage est composée dans les premières années de la Révolution, proposée à la Comédie-Française, puis retirée et jouée au théâtre du Marais durant l'été 1792. Le succès est mitigé. Les démêlés de l'auteur avec les autorités successives interdisent d'envisager une reprise avant son retour à Paris et la stabilisation du pouvoir sous le Directoire. La pièce est adaptée à la situation et jouée à nouveau au printemps 1796. Beaumarchais envisage un quatrième titre, La Vengeance de Bégearss ou le Mariage de Léon. La mort l'a empêché de l'écrire. Mais l'aurait-il pu ?

Bégearss
Bégearss |

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La Mère coupable marque un retour au drame. Après les courses et poursuites de la pièce précédente, la dramaturgie s'assagit, s'intériorise. Nous sommes revenus d'Espagne en France, la famille Almaviva est enfermée dans son hôtel parisien, autour duquel bruit l'émeute populaire. Almaviva et Figaro retrouvent finalement leur ancienne complicité pour expulser l'intrus, le personnage menaçant, doublement étranger puisqu'il se nomme Bégearss, Irlandais, major d'infanterie espagnole. Un mariage est encore au centre de cette troisième intrigue, celui de Léon, fils dont le comte soupçonne qu'il est le fruit des amours illégitimes de la comtesse et de Chérubin, et Florestine, pupille et en réalité fille du comte. La pièce est hantée par les fautes du passé, la ci-devant comtesse vit dans le deuil d'un Chérubin qui de principe de plaisir est devenu celui de mort. Bégearss, nouveau Tartuffe, comme l'indique le titre, possède les secrets des deux époux et si le sous-titre, La Mère coupable, paraît insister sur la culpabilité féminine, le dénouement heureux n'est rendu possible que par le parallélisme entre les deux erreurs et l'égalité entre les sexes. La joyeuse gesticulation du Mariage est devenue convulsive, l'agilité de Chéru­bin laisse place aux évanouissements et aux crises de suffocation de la comtesse, à toute une violence de larmes qui est celle du drame en train de virer au mélodrame. On peut regretter ce vieillissement et cet embourgeoisement de La Folle Journée, mais Charles Péguy a bien vu que la trilogie de Beaumarchais constitue une métaphore sur l'histoire de la France durant un demi-siècle, une réflexion sur le devenir des individus et des sociétés. Le réemploi d'un même air, d'un même rythme lui suggère la permanence d'une mémoire profonde. Il inscrit la mort de Chérubin dès l'apparemment si joyeux Mariage de Figaro, où une blessure minime annonce pourtant une future blessure mortelle.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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