Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Le style de Proust

Manuscrit de Du côté de chez Swann doté de dessins de Marcel Proust
Manuscrit de Du côté de chez Swann doté de dessins de Marcel Proust

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
En quoi Marcel Proust se différencie-t-il de ses contemporains dans sa manière d’écrire ? Quels traits ont pu surprendre le lecteur de 1913 ? Quelle vision l’écrivain avait-il de ce que doit-être le style ? Découvrons ensemble le rapport que Marcel Proust entretenait avec son style et comment celui-ci a contribué à lui forger une place dans le paysage littéraire de son temps et d’aujourd’hui.

Le style, c’est quoi ?

On aime à rappeler que le mot « style » vient de « stylet », c'est-à-dire du poinçon qui servait à écrire sur une tablette de cire, dans l’Antiquité. On imagine la pointe dure et résistante d’un outil qui grave des paroles mémorables ; le style, ce serait donc d’abord l’art d’être dense et percutant, d’allier élégance et pertinence dans une formule qui frappe.

Ce « jeu » vénérable du style, Proust le pratique aussi, comme presque tous les écrivains français. Les poètes fabriquent des sentences bien frappées appelées « vers médailles », détachables et souvent passés en proverbes (« La valeur n’attend pas le nombre des années », « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire », Corneille), ou des images qui saisissent : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée », Racine). Les prosateurs insèrent des maximes bien frappées qui attestent l’éclat d’une langue et d’une pensée « à la française ».

Homme muni de tablettes et d'un stylet
Homme muni de tablettes et d'un stylet |

Musée du Louvre

Proust n’est pas en reste. Lui aussi écrit bien et le montre : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. » (Le Temps retrouvé). Et toc ! L’écrivain marque un point et le fait savoir. Il se plaît à fournir des paradoxes qui rendent intelligent le lecteur : « Être dur et fourbe envers ce qu'on aime est si naturel ! » (La Prisonnière). Est-ce le narrateur qui s’exprime ainsi ? Est-ce le héros, dont le récit retranscrirait la pensée ? Ou est-ce Proust, l’homme et l’écrivain, qui se confie ? Le style s’entend à vaporiser l’idée, comme il sait rendre poétique l’effort de l’esprit pour tendre vers le général : « L’amour, c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur. » (La Prisonnière) C’est joliment dit, et c’est peut-être même vrai.

Un conflit

À propos du style, un grand débat oppose les esthétiques « classiques » et « modernes » : le style dépend-il de l’œuvre ou de l’auteur ? Pour les classiques, le style est une propriété du discours ; il n’y a pas un style de Molière mais un style de la grande comédie, un style de la farce, que Molière adopte et adapte avec bonheur. Proust est assurément un moderne. Il suffit de lire l’incipit : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : “Je m'endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait […]. »

Placards de Du côté de chez Swann, « Longtemps je me suis couché de bonne heure. »
Placards de Du côté de chez Swann, « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » |

Bibliothèque nationale de France

Le lecteur de 1913 qui découvre ces lignes peut légitimement se dire qu’elles ne ressemblent à rien. Un roman, cela ? Qui est ce je anonyme, flottant dans l’espace et le temps, qui s’attache à des détails triviaux dénués de tout intérêt romanesque ? Un « bon », un vrai romancier de 1913 prendrait modèle sur son contemporain Marcel Prévost, académicien, maître de ce style classique qui convient au roman : « Tandis que Maud s’asseyait devant le bureau du petit salon et écrivait vivement un télégramme bleu, sa mère, Mme de Rouvre, étendue tout près d’elle sur une chaise longue, dans une posture ankylosée et rhumatisante, reprit son roman anglais et se mit à lire » lit-on dans l’incipit des Demi-Vierges publié en 1894. En une phrase, Prévost pose un décor, campe des personnages, démarre une intrigue : à qui écrit Maud ? Pourquoi tant de vivacité ?

Le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision.

Le Temps retrouvé, Marcel Proust, publié posthume en 1927

Proust, lui, se moque du « bon » style de roman, qui n’appartient pas plus à Marcel Prévost (1862-1941) qu’à Octave Feuillet (1821-1890) ou Paul Bourget (1852-1935), ou toute autre figure classique. Proust écrit du Proust – et le lecteur, comme l’intendance, doit suivre. Le style classique veut plaire ; ingénieux, subtil, il vit de sa complicité avec le public. Le style moderne de Proust déroute ; il lui faut, et il se fait, un lecteur « à sa botte ». Qui a raison ? Les romans écrits en bon style nous tombent aujourd’hui des mains. Assurément, le style parfait existe : mais il ennuie. Proust a résumé en une formule ce que doit être le style : « une affaire non de technique, mais de vision » (Le Temps retrouvé).

Portrait de Marcel Prévost
Portrait de Marcel Prévost |

Bibliothèque nationale de France

Invitation à la centième représentation des Demi-Vierges
Invitation à la centième représentation des Demi-Vierges |

Bibliothèque nationale de France

Carrément moderne

Vision ? Au 17e siècle, c’était une insulte. Pour dire à sa sœur Bélise qu’elle est toquée, Ariste, dans Les Femmes savantes, lui prête une « vision » (acte II, sc. 4, vers 391). Quoi de plus prétentieux qu’une « vision » quand on croit avec La Bruyère, que « C'est un métier […] de faire un livre, comme de faire une pendule ». Il faut du travail, de la culture, pour dire avec bonheur ce que tout le monde, à la cour, pense. Pour Proust, le style doit mettre au jour « des rapports » (Le Temps retrouvé) entre les choses ; et ces rapports doivent être originaux, étonnants, sans quoi on tombe dans l’image toute faite qui trahit « l’impression » authentiquement ressentie, le seul « critérium de vérité », selon lui (Le Temps retrouvé). Un exemple entre mille : « la serviette que j'avais prise pour m'essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d'empesé de celle avec laquelle j'avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant, devant cette bibliothèque de l'hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses plis et dans ses cassures, le plumage d'un océan vert et bleu comme la queue d'un paon. » (Le Temps retrouvé)

La phrase de Proust est longue, complexe, car elle veut donner à sentir et comprendre tous les rapports dont est tissé l’instant ; rapport entre la serviette de l’hôtel de Guermantes, à Paris, et celle de Balbec, au bord de la mer ; rapport entre la serviette et l’océan, qu’elle rappelle et qu’elle semble contenir ; rapport entre la couleur changeante de la mer et celle d’une queue de paon. Quelle drôle de serviette, quand on y songe ! Faisant le lien entre le présent mondain parisien et le passé maritime et normand, elle est l’emblème de la phrase de Proust ; comme elle, elle a des « plis » et des « cassures ». Le style de Proust a plus de rapport avec l’image surréaliste qu’avec la phrase agréable et compassée des « maîtres écrivains » de son temps cités plus haut. Entre deux siècles, Proust ? Pour ce qui est du style, la réponse est non. Moderniste, vingtiémiste, la phrase « en style » de Proust est un laboratoire qui teste et explore des possibilités langagières ; elle se nourrit d’analogies étranges ; elle enfile des séries d’adjectifs improbables. Ainsi Proust veut-il écrire ses souvenirs de Balbec dans « une matière distincte, nouvelle, d'une transparence, d'une sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose. » (Le Temps retrouvé). Rien que ça !

« À l’attaque ! »

« La vie est trop courte, et Proust est trop long. » Ce bon mot est méchant comme doit l’être un bon mot. On le prête à Anatole France, le classique contemporain de Proust. Dans La Recherche, France, transposé sous forme de personnage fictif, se nomme Bergotte : il « avait trouvé mes pages de collégien “parfaites” » (Le Temps retrouvé). Le narrateur inclut cette note étonnante au bas de la page : « *Allusion au premier livre de l’auteur, Les Plaisirs et les Jours. » (1896). À l’extrême fin de son roman, Proust dote son lecteur d’une véritable mémoire stylistique ; il l’invite à mesurer combien sa manière d’écrire a changé. Les phrases du débutant étaient élégantes, « parfaites » ; elles respectaient les usages du temps, les règles du bien dire.

Le coup de barre à gauche, du côté de l’innovation, s’exprime dans une lettre fracassante à Mme Straus, datée de janvier 1908 : « Les seules personnes qui défendent la langue française (comme l’Armée pendant l’affaire Dreyfus) ce sont celles qui l’“attaquent” ». Et Proust d’enfoncer le clou : « […] l’attaquer, mais oui, madame Straus ! parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne “tient”, on ne fait bonne figure auprès des écrivains d’autrefois qu’à condition d’avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique. Exemple : les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck “tiennent” » à côté de Bossuet. Les néoclassiques du 19e siècle […] jurent avec les maîtres. » C’est dit. Comme le note Jean Milly, le maître des études stylistiques sur Proust, le mot « style » est pour Proust le quasi synonyme de littérature ou d’art. À ce titre, le style est « le vrai Jugement dernier » (Le Temps retrouvé) ; voilà pourquoi Proust a pastiché les auteurs qu’il admirait ; pour l’éternité, il s’en est décrassé ; face au style de Flaubert, Balzac ou Saint-Simon, celui de Proust « tient ».

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

Lien permanent

ark:/12148/mmnjftc9262t