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Le travail des formes littéraires

Le Fils naturel ou Les Épreuves de la vertu
Le Fils naturel ou Les Épreuves de la vertu

© Bibliothèque nationale de France

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La réflexion philosophique pour Diderot n'est jamais séparable d'une recherche formelle et de jeux métaphoriques entre le développement théorique et les effets d'écriture.

Le penseur d'un « monde qui commence et finit sans cesse » affectionne des ouvrages éclatés, faits de digressions et de reprises, commentaires d'autres textes ou pensées détachées. Il a trouvé un mode d'expression privilégié dans le dialogue, genre philosophique qui consistait traditionnellement en un échange d'idées et qu'il transforme en une dramaturgie intellectuelle. Il remplace le cadre généralement abstrait ou largement stéréotypé du dialogue, par des décors concrets : le Neveu de Rameau est inséparable du café de la Régence avec ses joueurs d'échecs, ses bruits et ses mouvements ; les émois philosophiques, poétiques et sexuels de d'Alembert supposent une chambre à coucher, avec le grand lit du malade et la petite table sur laquelle Mlle de Lespinasse note le rêve de son compagnon. Le Supplément au Voyage de Bougainville nous entraîne dans une case au milieu des seins nus des Tahitiennes, puis sur la plage où les Français font leurs adieux aux insulaires et où les vagues laissent leur écume. La discussion d'une thèse se fait conversation, développement en fugue de plusieurs arguments, scènes de comédie, discours à l'antique. Comme les espèces dans la nature, les genres littéraires entre les mains de Diderot se croisent et se transforment, deviennent des hybrides où l'histoire littéraire a parfois du mal à retrouver ses catégories.

Dépasser l’opposition entre théâtre et comédie

Quand il veut s'adresser à ses contemporains, il songe à la scène théâtrale qui est un des principaux lieux de dialogue avec l'opinion, mais il lui faut s'émanciper des contraintes formelles et institutionnelles du théâtre classique. Rousseau se méfie de la représentation qui lui apparaît comme une aliénation et une commercialisation du réel. Diderot n'a pas ces scrupules, à condition de réformer le spectacle, c'est-à-dire de dépasser l'opposition entre la tragédie et la comédie, les pleurs et le rire, la noblesse et l'humanité simple. Il s'inscrit dans la recherche de ce que nous avons pris l'habitude de nommer le drame, tout au long du siècle. Quand il défend un genre mixte, Diderot, selon l'analyse d'Alain Mesnil, propose une triple substitution : celui du réel au vraisemblable, celui des conditions sociales aux caractères intemporels, celui d'un rapport de sympathie et d'identification à la délectation classique, fondée sur la distance. Il compose deux « comédies », situées dans la société du temps et axées sur des relations familiales, touchantes, émouvantes, pathétiques, Le Fils naturel (1757) et Le Père de famille (1758). Les deux pièces sont le prétexte d'un exposé théorique et militant, les Entretiens sur le Fils naturel et le Discours sur la poésie dramatique. Le dramaturge a ébauché d'autres drames, dans un décor antique à propos de la mort de Socrate, ou bien anglais dans une adaptation du Joueur d'Edward Moore et dans Le Shérif, dont la violence en pleine guerre civile anglaise retrouvait la grandeur antique : un tyran local abuse de son pouvoir et fait du chantage à une jeune fille en menaçant son fiancé. Ce scénario est fréquent dans la littérature du 18e siècle : Diderot fait punir le méchant par le fiancé ou, dans une autre version, par le peuple qui se soulève. Il a aussi laissé un manuscrit ironique, Est-il bon ? Est-il méchant ? dans lequel il présente M. Hardouin, autoportrait en bienfaisant mystificateur qui bouscule les préjugés et se rit des prudences sociales. Comme le remarque Jean Ehrard, « dans Le Fils naturel et Le Père de famille, la vertu était émue, solennelle et bavarde, elle perd ici toute sensiblerie, se fait désinvolte, lucide, sinon diabolique ». Théâtre et dialogue philosophiques se rejoignent dans Le Neveu de Rameau où l'identification est sans cesse déjouée par des ruptures de thème, de ton et de construction qui interdisent d'assigner un sens fixe à Moi et Lui qui débattent du Vrai, du Bien et du Beau. Déjà, les Entretiens sur le Fils naturel poursuivaient après la fin de la pièce la réflexion sur le réel et la fiction. À la fin de sa vie, Diderot compose un dialogue théorique déroutant, le Paradoxe sur le comédien qui prend à contre-pied tous les adeptes de l'émotion et de l'identification. Le bon comédien est l'homme froid qui produit l'illusion sans se laisser gagner par les sentiments qu'il anime. D'un bout à l'autre de sa carrière d'homme de théâtre, Diderot a défendu les droits de la représentation, le sens du jeu et le goût de la fiction, mais les solutions qu'il a préconisées ou pratiquées ont varié, du pathétique à l'ironie, de l'identification à la réflexion critique.

Le Rêve de d’Alembert
Le Rêve de d’Alembert |

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La présence et la distance commandent également son invention romanesque. Il compose en 1748 Les Bijoux indiscrets qui reprend un argument médiéval, celui du Chevalier qui faisait les cons parler, et la mode orientale, entretenue par la traduction des Mille et Une Nuits ou Le Sopha de Crébillon. L'anecdote de l'anneau qui fait avouer aux femmes leurs désirs permet à Diderot de mêler au jeu érotique des réflexions philosophiques, politiques et morales. La Religieuse touche sans doute plus profondément et le créateur et le lecteur. Le point de départ serait une farce faite à un ami, le marquis de Croismare, pour le convaincre de rentrer à Paris. Poussé par Grimm et la joyeuse bande, Diderot imagine une religieuse qui ferait appel à lui pour qu'il l'aide à se faire relever de ses vœux. Suzanne Simonin raconte sa vie et ses vœux forcés pour attendrir le marquis. Mais cet appel au secours, cette revendication d'une liberté fondamentale de l'être, cette évocation de l'institution monacale et de ses perversions renvoient à des expériences personnelles de Diderot et correspondent à des hantises profondes. La plaisanterie a partie liée avec les inquiétudes de l'homme privé et de l'encyclopédiste militant. Le récit à la première personne ébauche le roman épistolaire qui suit, la préface-annexe qui est jointe pour rapporter l'origine du texte exploite ce double registre du pathétique et de l'ironie. La relation que le narrateur entretient avec la religion n'est pas moins complexe. Le roman, publié pour la première fois sous la Révolution, a souvent été présenté comme un texte anticlérical, comme une implacable dénonciation du célibat et de la claustration. Mais c'est aussi une méditation sur la religion comme inspiration esthétique, comme institution d'une redoutable efficacité. Dans ses nocturnes, dans ses scènes de prières et d'agonies, l'écrivain rivalise avec les peintres religieux qu'il admire tant.

Diffusé dans la Correspondance littéraire en feuilleton de 1778 à 1780, Jacques le Fataliste n'a pas été non plus publié du vivant de Diderot. Ce « texte-puzzle », comme le nomme Eric Walter, avait de quoi choquer. Au lieu de raconter une histoire, Diderot met en scène à travers les personnages de Jacques et de son maître notre goût pour raconter et pour écouter des histoires. Il montre comment naît la fiction, comment se construit une intrigue, comment se superposent des éléments hétérogènes. Il se souvient des libertés prises par Rabelais ou par Sterne et de toute la tradition anti-romanesque qui est constitutive même du genre romanesque. Genre critique, autocritique dans lequel les Lumières en général et Diderot en particulier ne pouvaient manquer de se reconnaître. La déambulation de Jacques et de son maître, les histoires inégales et dissymétriques de leurs amours, celles de ceux qu'ils rencontrent fournissent les éléments d'une interrogation, tout à la fois sociale, morale et métaphysique. Sociale, car Jacques le valet prouve qu'il est bien souvent, par son ingéniosité, le maître de son maître, il devient une image de l'écrivain, de l'intellectuel, chargé d'amuser ses maîtres, ceux-là par exemple qui paient chèrement pour recevoir la Correspondance littéraire et s'amusent des paradoxes de Diderot. Morale, car les deux hommes, selon les principes de la complicité masculine, se racontent des histoires de femmes, s'arrogent le droit à quelques privautés de vocabulaire et sont confrontés aux libertés revendiquées, sinon par les femmes, du moins par des femmes d'exception : Mme de La Pommeraye ressemble à la marquise de Merteuil, bien décidée à venger son sexe. Métaphysique enfin, car Jacques est fataliste comme Candide commence par être optimiste. L'un professe une philosophie issue de Spinoza, de même que l'élève de Panglos récitait du Wolf, dérivé de Leibniz. Le livre sert de métaphore au destin, au grand rouleau où tout serait écrit, mais ce livre qui refuse de commencer (« D'où venaient-ils ? ») et de conclure (plusieurs dénouements sont proposés), ce livre qui montre comment une logique immanente organise a posteriori les événements, comment des relations construisent le sens des aventures et des récits propose un fatalisme joyeux et imaginatif. Si l'homme n'est pas libre, il peut s'inventer une liberté créatrice.

Au fil du temps : lettres et articles

La Correspondance littéraire, philosophique et critique
La Correspondance littéraire, philosophique et critique |

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La générosité de l'homme, toujours prêt à se donner, à se dévouer, rejoint les principes du philosophe qui ne croit pas aux essences. Tandis que l'encyclopédiste expérimente les ressources de la dispersion d'un article à l'autre, l'homme privé exploite la discontinuité d'une correspondance et l'homme public celle de la presse périodique. Deux personnes vont cristalliser le goût de Diderot pour une écriture livrée aux aléas du temps : Sophie Volland et Grimm, la maîtresse et l'ami, qu'il a souvent réunis dans une même affection. Sophie se nommait en réalité Louise Henriette Volland (1716-1784). Elle appartenait à une famille de riches financiers, adjudicataires des impôts royaux, qui avaient pu acquérir un château en Champagne, à L'Isle-sur-Marne exactement, mais, à la différence de ses deux sœurs, elle était restée célibataire. Elle rencontra le philosophe, son aîné de quelques années, en 1754 ou 1755. Il pouvait la voir à Paris ou bien à L'Isle-sur-Marne sur le chemin de Langres. Friedrich Melchior Grimm (1723-1807), quant à lui, était né en Allemagne, à Ratisbonne, dans une famille modeste et après ses études était venu à Paris comme lecteur ou précepteur de grands aristocrates allemands. Il caressa des ambitions politiques et diplomatiques et devint rédacteur de la Correspondance littéraire. Il connaissait alors déjà Diderot, rencontré une première fois chez Rousseau, puis régulièrement chez le baron d'Holbach.
Telles sont les deux personnalités en qui l'écrivain se reconnut et qui le marquèrent assez pour l'engager dans un travail d'écriture original. Nous ne possédons plus les 134 premières lettres écrites par Diderot, d'autres ont été perdues et toutes celles de Sophie ont disparu. La première lettre conservée date du 10 mai 1759, elle narre une partie de campagne dans le parc de Marly, laissé à l'abandon depuis la mort du vieux roi. « La chose qui me frappa, c'est le contraste d'un art délicat dans les berceaux et les bosquets, et d'une nature agreste dans un massif touffu de grands arbres qui les dominent et qui forment le fond. » Le ton est donné. Toute la correspondance de Diderot avec Sophie Volland aura cette liberté d'une promenade entre amis, d'un vagabondage entre nature et culture. Elle prolonge la conversation mondaine mais s'engage aussi sur le chemin des confidences plus intimes.

Alors que le dialogue a vite cessé entre Diderot et sa femme, le philosophe, durant plusieurs années, a trouvé en Sophie une complice sensuelle et une interlocutrice intellectuelle. Si le temps est ensuite venu mettre quelque distance entre les amants, du moins sont-ils restés l'un à l'autre fidèles jusqu'à la mort. Les lettres à Sophie se présentent donc comme un journal où le narrateur rend compte de ses activités publiques, de son travail littéraire et de ses réflexions intimes. « Mes lettres sont une histoire assez fidèle de la vie. J'exécute sans m'en apercevoir ce que j'ai désiré cent fois. Comment, ai-je dit, un astronome passe trente ans de sa vie au haut d'un observatoire, l'œil appliqué le jour et la nuit à l'extrémité d'un télescope, pour déterminer le mouvement d'un astre, et personne ne s'étudiera soi-même, n'aura le courage de nous tenir un registre exact de toutes les pensées de son esprit, de tous les mouvements de son cœur, de toutes ses peines, de tous ses plaisirs... » (14 juillet 1762). L'astronome détermine les lois de l'infiniment grand, le moraliste devrait définir celles de l'infiniment petit. La méthode de l'un et de l'autre est la même, c'est l'observation méthodique et systématique, l'objectivité d'un regard qui doit pouvoir s'appliquer à soi comme à n'importe quelle étoile lointaine. Comme le ciel, le cœur humain livrera alors ses principes. « Il en coûterait peut-être moins pour écrire sur son registre : J'ai désiré le trône aux dépens de la vie de celui qui l'occupe, que pour écrire : Un jour que j'étais dans un bain parmi un grand nombre de jeunes gens, j'en remarquai un d'une beauté surprenante, et je ne pus jamais m'empêcher de m'approcher de lui. » L'ambition, mobile tragique par excellence, relève encore de la vie publique ; la composante homosexuelle chez un homme qui aime les femmes renvoie à une histoire méconnue du cœur humain, obscurci par les préjugés.
Le périodique, comme le journal intime, dissémine l'écriture au fil du temps. Diderot a lui-même fourni, dans l’Encyclopédie, une définition du journaliste, « auteur qui s'occupe à publier des extraits et des jugements des ouvrages de littérature, de sciences et d'arts, à mesure qu'ils paraissent ». Il précise ensuite sur le mode conditionnel l'ambition philosophique qui devait être celle du journaliste : « Il aurait à cœur les progrès du genre humain ; il aimerait la vérité, et rapporterait tout à ces deux objets. »

Le dialogue des arts

Le philosophe était conduit à s'interroger sur la place du Beau par rapport au Bien et au Vrai ; le journaliste devait rendre compte de la vie artistique à Paris, marquée par les passions musicales, rythmée par les salons de peinture ; Catherine II demandait à son correspondant de lui acheter les œuvres ou les collections qui paraissent dignes de ses palais. L'intérêt de Diderot pour les Beaux-Arts n'a rien d'épisodique ni de marginal, tous les aspects de son activité et de sa réflexion l'y ramenaient. Philosophiquement, il hérite d'un système des Beaux-Arts qui a rompu avec l'antique distinction entre les arts libéraux (auxquels appartenait la musique, assimilée à la rigueur mathématique) et les arts mécaniques (dont relevaient la peinture et la sculpture, ravalées ainsi vers l'artisanat) et d'une interrogation sur le Beau qui renonce à toute caution divine ou essentialiste. Pour définir l'unité des Beaux-Arts, les théoriciens avaient insisté dès le début du 18e siècle sur ce qui serait le fondement commun à toutes les activités artistiques : l'imitation. Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, publiées en 1719, l'abbé Dubos affirme : « Les premiers principes de la musique sont donc les mêmes que ceux de la poésie et de la peinture. Ainsi que la poésie et la peinture, la musique est une imitation », mais ses analyses concrètes nuancent la rigueur de ce propos. En 1746, le titre adopté par l'abbé Batteux est explicite : Les Beaux-Arts réduits à un même principe. Le principe de l'imitation de la belle nature y est systématisé. Mais cette délimitation d'un espace commun ne résout pas la question du Beau. Les théoriciens admettent une relativité du Beau qui est rapportée soit à la diversité des points de vue particuliers des spectateurs, soit à la constitution d'une unité limitée ou d'un jeu de relations et de rapports. Une nouvelle discipline va correspondre à cette double réflexion sur le système des Beaux-Arts et sur le Beau, l'esthétique. Le mot est apparu sous sa forme latine en Allemagne dans le traité de Baumgarten, Aesthetica (1750), il est repris par un autre philosophe leibnizien Johann Georg Sulzer dont le projet d'une Théorie générale des Beaux-Arts est diffusé en France sous la forme d'une « Lettre de M. Sulzer à l'un de ses amis », parue dans le Journal étranger en 1761. Le terme est lexicalisé en France dans un article « Esthétique » du Supplément de l'Encyclopédie en 1776. Sous la plume de Baumgarten, il désigne, selon l'étymologie grecque, la théorie des sensations. En se diffusant en Europe, il se spécialise dans les sensations particulières provoquées par l'activité artistique et par la contemplation du Beau.

The Exhibition at the Royal Academy of Painting in the year 1771
The Exhibition at the Royal Academy of Painting in the year 1771

La place de Diderot est essentielle, dans cette élaboration de l'esthétique nouvelle. Quoiqu'il n'ait composé ou parce qu'il n'a composé aucun traité théorique comparable à ceux qui paraissaient à la même époque en Allemagne, il fournit les éléments d'une réflexion de première importance. Lorsqu'il publie dans l'Encyclopédie en 1752 l'article « Beau », il semble s'engager dans une voie théorique abstraite. L'article n'a-t-il pas été publié sous forme indépendante en 1772 sous le titre de Traité du beau et transformé par Naigeon en Recherches philosophiques sur l'origine et la nature du beau (1798) ? Si l'univers ne peut être dit beau ni laid, le regard porté sur lui par l'homme y établit un réseau de relations qui le constitue en objet susceptible de beauté. Diderot refuse d'accepter comme évidentes les notions d'ordre ou de symétrie, qui permettaient à certains de définir le beau, aussi bien que celle de belle nature, qui constituerait l'objet de l'imitation artistique. Il fonde son approche du plaisir esthétique sur l'expérience de rapports qui dépendent des situations particulières. Il n'est donc de beau que relatif et singulier. Même si, tout au long de sa carrière, Diderot a songé à développer ce premier traité du beau, il a finalement préféré aller dans le sens de la relativité, de la singularité, c'est-à-dire approfondir sa connaissance technique de chaque pratique artistique pour en souligner la spécificité. Il s'intéresse à des techniques aussi particulières que celle de la peinture en cire pour rédiger l'article « Encaustique » de l'Encyclopédie. Il est amené à souligner la différence fondamentale entre les arts de l'espace qui, telles la peinture et la sculpture, donnent à voir simultanément l'ensemble de l'œuvre, invitant le spectateur à y dessiner un cheminement du regard, et les arts de la temporalité qui, comme la poésie ou la musique, se déploient dans la durée et imposent à l'auditeur leur déroulement. Dès la Lettre sur les sourds et muets, Diderot remet en cause l'adage traditionnel Ut pictura poesis. Il ne cesse de s'interroger jusqu'à la fin de sa vie sur le fonctionnement propre de la peinture et des arts plastiques d'une part, de la musique de l'autre. Il prolonge certains Salons par des Essais sur la peinture et des Pensées détachées.

L'expérience décisive pour le philosophe est la fréquentation des ateliers d'artistes et la visite des expositions organisées tous les deux ans au Louvre. On sait que Grimm demanda à son ami de faire le compte rendu de ces expositions pour les lecteurs de la Correspondance littéraire, princes et privilégiés, soucieux de connaître l'actualité parisienne et susceptibles d'acheter certaines des œuvres présentées.
Comme l'exposition, après avoir eu lieu dans la Grande galerie, s'était installée dans le Salon carré, on prit l'habitude d'appeler salon l'exposition elle-même, puis le compte rendu rédigé par un journaliste. Plusieurs d'entre eux ont précédé Diderot dans cette entreprise. On a pu présenter comme le « premier grand critique d'art au 18e siècle » La Font de Saint-Yenne, personnage mal connu qui publia une dizaine d'ouvrages sur des questions d'esthétique entre 1747 et 1760. Dès ses Réflexions sur quelques causes de l'état présent de la peinture en France, avec un examen des principaux ouvrages exposés au Louvre le mois d'août 1747, il affirmait le droit de chacun à juger en matière d'art, indépendamment de l'autorité technique qui est celle des professionnels ou du pouvoir social qui est celui des mécènes et des collectionneurs. Dans un monde organisé hiérarchiquement et réglé par le monopole académique, ce droit au jugement personnel est apparu comme scandaleux. On s'engouffra d'autant plus dans la brèche. Mais il était réservé à Diderot de transformer le salon, limité jusque-là à une série d'articles ou à une brochure, en un genre littéraire autonome. La transformation est à la fois quantitative et qualitative. Dans ses neuf salons rédigés pour la Correspondance littéraire entre 1759 et 1781, Diderot passe d'un simple article d'une quinzaine de pages en 1759 à des comptes rendus de plusieurs dizaines de pages en 1761 et 1763, puis à de véritables livres indépendants de plusieurs centaines de pages en 1765, 1767 et 1769, avant de revenir à des dimensions plus modestes en 1771, 1775 et 1781. De telles dimensions lui donnent la liberté de mêler réflexions théoriques et descriptions des œuvres, et de varier les formes d'expression.

Le travail de Diderot salonnier peut être analysé peintre par peintre, en suivant l'évolution de son jugement sur chaque artiste au fil du temps, ou bien en termes de rhétorique et de poétique, en montrant la méthode de description mise au point par le critique, ou encore d'un point de vue proprement esthétique, en insistant sur les notions théoriques utilisées.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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