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Anthologie

Émaux et Camées dans le texte

Une sélection d’extraits pour découvrir la pureté des vers de Gautier dans Emaux et Camées, publié pour la première fois en 1852. Tissant la métaphore du poète-artisan ciselant son oeuvre telle un bijou, il inaugure ainsi la théorie de l'art pour l'art.

Affinités secrètes, Madrigal Panthéiste

Théophile Gautier, « Affinités secrètes », Emaux et Camées, 1852
Dans ce poème, Gautier évoque dans chaque strophe la fusion d'objets ou d' êtres qui s'accouplent en donnant naissance à une nouvelle forme. Ainsi s'exprime la fugacité de la Beauté qui renaît sans cesse sous une apparence nouvelle.

Dans le fronton d'un temple antique,
Deux blocs de marbre ont, trois mille ans,
Sur le fond bleu du ciel attique
Juxtaposé leurs rêves blancs ;

Dans la même nacre figées,
Larmes des flots pleurant Vénus,
Deux perles au gouffre plongées
Se sont dit des mots inconnus ;

Au frais Généralife écloses,
Sous le jet d'eau toujours en pleurs,
Du temps de Boabdil, deux roses
Ensemble ont fait jaser leurs fleurs ;

Sur les coupoles de Venise
Deux ramiers blancs aux pieds rosés,
Au nid où l'amour s'éternise
Un soir de mai se sont posés.

Marbre, perle, rose, colombe,
Tout se dissout, tout se détruit ;
La perle fond, le marbre tombe,
La fleur se fane et l'oiseau fuit.

En se quittant chaque parcelle
S'en va dans le creuset profond
Grossir la pâte universelle
Faites des formes que Dieu fond.

Par de lentes métamorphoses,
Les marbres blancs en blanches chairs,
Les fleurs roses en lèvres roses
Se refondt dans des corps divers.

Les ramiers de nouveau roucoulent
Au cœur de deux jeunes amants,
Et les perles en dents se moulent
Pour l'écrin des rires charmants.

De là naissent ces sympathies
Aux impérieuses douceurs,
Par qui les âmes averties
Partout se reconnaissent sœurs. [...]

Théophile Gautier, Emaux et Camées : Paris, Charpentier, 1972

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Symphonie en blanc majeur

Théophile Gautier, « Symphonie en blanc majeur », Emaux et Camées, 1852
Gautier tente de rivaliser avec la peinture et la sculpture et accorde une importance primordiale à la notation visuelle. Le poème « Symphonie en blanc majeur » nous plonge dans les nuances infinies de la couleur blanche évoquée avec précision et sensualité grâce à l'image de la femme-cygne.

De leur col blanc courbant les lignes,
On voit dans les contes du Nord,
Sur le vieux Rhin, des femmes-cygnes
Nager en chantant près du bord,

Ou, suspendant à quelque branche
Le plumage qui les revêt,
Faire luire leur peau plus blanche
Que la neige de leur duvet.

De ces femmes il en est une,
Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers dans les cieux froids ;

Conviant la vue enivrée
De sa boréale fraîcheur
À des régals de chair nacrée,
À des débauches de blancheur !

Son sein, neige moulée en globe,
Contre les camélias blancs
Et le blanc satin de sa robe
Soutient des combats insolents.

Dans ces grandes batailles blanches,
Satins et fleurs ont le dessous,
Et, sans demander leurs revanches,
Jaunissent comme des jaloux.

Sur les blancheurs de son épaule,
Paros au grain éblouissant,
Comme dans une nuit du pôle,
Un givre invisible descend.

De quel mica de neige vierge,
De quelle moelle de roseau,
De quelle hostie et de quel cierge
A-t-on fait le blanc de sa peau ?

A-t-on pris la goutte lactée
Tachant l'azur du ciel d'hiver,
Le lis à la pulpe argentée,
La blanche écume de la mer ;

Le marbre blanc, chair froide et pâle,
Où vivent les divinités ;
L'argent mat, la laiteuse opale
Qu'irisent de vagues clartés ;

L'ivoire, où ses mains ont des ailes,
Et, comme des papillons blancs,
Sur la pointe des notes frêles
Suspendent leurs baisers tremblants ;

L'hermine vierge de souillure,
Qui pour abriter leurs frissons,
Ouate de sa blanche fourrure
Les épaules et les blasons ;

Le vif-argent aux fleurs fantasques
Dont les vitraux sont ramagés ;
Les blanches dentelles des vasques,
Pleurs de l'ondine en l'air figés ;

L'aubépine de mai qui plie
Sous les blancs frimas de ses fleurs ;
L'albâtre où la mélancolie
Aime à retrouver ses pâleurs ;

Le duvet blanc de la colombe,
Neigeant sur les toits du manoir,
Et la stalactite qui tombe,
Larme blanche de l'antre noir ?

Des Groenlands et des Norvèges
Vient-elle avec Séraphita ?
Est-ce la Madone des neiges,
Un sphinx blanc que l'hiver sculpta,

Sphinx enterré par l'avalanche,
Gardien des glaciers étoilés,
Et qui, sous sa poitrine blanche,
Cache de blancs secrets gelés ?

Sous la glace où calme il repose,
Oh ! qui pourra fondre ce coeur !
Oh ! qui pourra mettre un ton rose
Dans cette implacable blancheur !

Théophile Gautier, Emaux et Camées : Paris, Charpentier, 1972

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L’art

Théophile Gautier, « L'Art », Emaux et Camées, 1852
Ce poème, le plus connu du recueil Emaux et Camées, sert de manifeste à la théorie de l'art pour l'art reprise par les poètes du Parnasse. Il énonce les préceptes que doit suivre le poète pour faire de son oeuvre le bijou le plus pur. 

Oui, l'œuvre sort plus belle
D'une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit.

Fi du rhythme commode,
Comme un soulier trop grand,
Du mode
Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse
L'argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l'esprit :

Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S'accuse
Le trait fier et charmant ;

D'une main délicate
Poursuis dans un filon
D'agate
Le profil d'Apollon.

Peintre, fuis l'aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l'émailleur.

Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons ;

Dans son nimbe trilobe
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.

Tout passe. - L'art robuste
Seul a l'éternité.
Le buste
Survit à la cité.

Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !

Théophile Gautier, Emaux et Camées : Paris, Charpentier, 1972

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Inès de las Sierras

Théophile Gautier, « Inès de las Sierras », Emaux et Camées, 1852
Disciple de Nodier dont il reprend ici le titre d'un de ces récits, Inès de las Sierras, paru en 1837, Gautier nous plonge dans une ambiance fantastique et médiévale comme les Anglais en avaient lancé la mode. Il y adjoint le portrait sensuel d'une danseuse espagnole, figure de la femme fatale romantique.

Nodier raconte qu'en Espagne
Trois officiers cherchant un soir
Une venta dans la campagne,
Ne trouvèrent qu'un vieux manoir ;
 
Un vrai château d'Anne Radcliffe,
Aux plafonds que le temps ploya,
Aux vitraux rayés par la griffe
Des chauves-souris de Goya,
 
Aux vastes salles délabrées,
Aux couloirs livrant leur secret,
Architectures effondrées
Où Piranèse se perdrait.
 
Pendant le souper, que regarde
Une collection d'aïeux
Dans leurs cadres montant la garde,
Un cri répond aux chants joyeux ;
 
D'un long corridor en décombres,
Par la lune bizarrement
Entrecoupé de clairs et d'ombres,
Débusque un fantôme charmant ;
 
Peigne au chignon, basquine aux hanches,
Une femme accourt en dansant,
Dans les bandes noires et blanches
Apparaissant, disparaissant.
 
Avec une volupté morte,
Cambrant les reins, penchant le cou,
Elle s'arrête sur la porte,
Sinistre et belle â rendre fou.
 
Sa robe, passée et fripée
Au froid humide des tombeaux,
Fait luire, d'un rayon frappée,
Quelques paillons sur ses lambeaux ;
 
D'un pétale découronnée
A chaque soubresaut nerveux,
Sa rose, jaunie et fanée,
S'effeuille dans ses noirs cheveux.
 
Une cicatrice, pareille
A celle d'un coup de poignard,
Forme une couture vermeille
Sur sa gorge d'un ton blafard ;
 
Et ses mains pâles et fluettes,
Au nez des soupeurs pleins d'effroi
Entre-choquent les castagnettes,
Comme des dents claquant de froid.
 
Elle danse, morne bacchante,
La cachucha sur un vieil air,
D'une grâce si provocante,
Qu'on la suivrait même en enfer.
 
Ses cils palpitent sur ses joues
Comme des ailes d'oiseau noir,
Et sa bouche arquée a des moues
A mettre un saint au désespoir.
 
Quand de sa jupe qui tournoie
Elle soulève le volant,
Sa jambe, sous le bas de soie,
Prend des lueurs de marbre blanc.
 
Elle se penche jusqu'à terre,
Et sa main, d'un geste coquet,
Comme on fait des fleurs d'un parterre,
Groupe les désirs en bouquet.
 
Est-ce un fantôme ? est-ce une femme ?
Un rêve, une réalité,
Qui scintille comme une flamme
Dans un tourbillon de beauté ?
 
Cette apparition fantasque,
C'est l'Espagne du temps passé,
Aux trissons du tambour de basque
S'élançant de son lit glacé,
 
Et brusquement ressuscitée
Dans un suprême boléro,
Montrant sous sa jupe argentée
La divisa prise au taureau.
 
La cicatrice qu'elle porte,
C'est le coup de grâce donné
A la génération morte
Par chaque siècle nouveau-né.
 
J'ai vu ce fantôme au Gymnase,
Où Paris entier l'admira,
Lorsque dans son linceul de gaze,
Parut la Petra Camara,
 
Impassible et passionnée,
Fermant ses yeux morts de langueur,
Et comme Inès l'assassinée,
Dansant un poignard dans le cœur !

Théophile Gautier, Emaux et Camées : Paris, Charpentier, 1972

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