Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Les Travailleurs de la mer dans le texte

Un mot écris sur une page blanche
Première Partie, Livre I, Chapitre I

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1865
Texte intégral dans Gallica : Paris, Ed. Ollendorff, 1911
Le premier chapitre du roman proprement dit porte un titre à double sens : ce mot écrit sur une page blanche, c’est le nom de Gilliatt sur la neige, mais c’est aussi le début de n’importe quel livre.

La Christmas de 182… fut remarquable à Guernesey. Il neigea ce jour-là. Dans les îles de la Manche, un hiver où il gèle à glace est mémorable, et la neige fait événement.
Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint-Pierre-Port au Valle était toute blanche. Il avait neigé depuis minuit jusqu’à l’aube. Vers neuf heures, peu après le lever du soleil, comme ce n’était pas encore le moment pour les anglicans d’aller à l’église de Saint-Sampson et pour les wesleyens d’aller à la chapelle Eldad, le chemin était à peu près désert. Dans tout le tronçon de route qui sépare la première tour de la seconde tour, il n’y avait que trois passants, un enfant, un homme et une femme. Ces trois passants, marchant à distance les uns des autres, n’avaient visiblement aucun lien entre eux. L’enfant, d’une huitaine d’années, s’était arrêté, et regardait la neige avec curiosité. L’homme venait derrière la femme, à une centaine de pas d’intervalle. Il allait comme elle du côté de Saint-Sampson. L’homme, jeune encore, semblait quelque chose comme un ouvrier ou un matelot. Il avait ses habits de tous les jours, une vareuse de gros drap brun, et un pantalon à jambières goudronnées, ce qui paraissait indiquer qu’en dépit de la fête, il n’irait à aucune chapelle. Ses épais souliers de cuir brut, aux semelles garnies de gros clous, laissaient sur la neige une empreinte plus ressemblante à une serrure de prison qu’à un pied d’homme. La passante, elle, avait évidemment déjà sa toilette d’église ; elle portait une large mante ouatée de soie noire à faille, sous laquelle elle était fort coquettement ajustée d’une robe de popeline d’Irlande à bandes alternées blanches et roses, et, si elle n’eût eu des bas rouges, on eût pu la prendre pour une parisienne. Elle allait devant elle avec une vivacité libre et légère, et, à cette marche qui n’a encore rien porté de la vie, on devinait une jeune fille. Elle avait cette grâce fugitive de l’allure qui marque la plus délicate des transitions, l’adolescence, les deux crépuscules mêlés, le commencement d’une femme dans la fin d’un enfant. L’homme ne la remarquait pas.
Tout à coup, près d’un bouquet de chênes verts qui est à l’angle d’un courtil, au lieu dit les Basses-Maisons, elle se retourna, et ce mouvement fit que l’homme la regarda. Elle s’arrêta, parut le considérer un moment, puis se baissa, et l’homme crut voir qu’elle écrivait avec son doigt quelque chose sur la neige. Elle se redressa, se remit en marche, doubla le pas, se retourna encore, cette fois en riant, et disparut à gauche du chemin, dans le sentier bordé de haies qui mène au château de Lierre. L’homme, quand elle se retourna pour la seconde fois, reconnut Déruchette, une ravissante fille du pays.
Il n’éprouva aucun besoin de se hâter, et quelques instants après, il se trouva près du bouquet de chênes à l’angle du courtil. Il ne songeait déjà plus à la passante disparue, et il est probable que si, en cette minute-là, quelque marsouin eût sauté dans la mer ou quelque rouge-gorge dans les buissons, cet homme eût passé son chemin, l’œil fixé sur le rouge-gorge ou le marsouin. Le hasard fit qu’il avait les paupières baissées, son regard tomba machinalement sur l’endroit où la jeune fille s’était arrêtée. Deux petits pieds s’y étaient imprimés, et à côté il lut ce mot tracé par elle dans la neige : Gilliatt.
Ce mot était son nom.
Il s’appelait Gilliatt.
Il resta longtemps immobile, regardant ce nom, ces petits pieds, cette neige, puis continua sa route, pensif.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Victor Hugo
  • Les Travailleurs de la mer
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm657wctvmnwz

Sub Umbrâ
Deuxième partie, Livre II, Chapitre V

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1865
Très caractéristique de la manière philosophique de Victor Hugo pendant l’exil, ce chapitre suit et approfondit le précédent, qui s’intitulait « Sub re » (sous la matière). Il retrace la contemplation nocturne de Gilliatt seul sur son rocher, grande rêverie métaphysique devant l’univers infini. L’auteur y rappelle un passage de la lettre quatrième du Rhin (1842) : « Quant à moi, je ne crains pas les astres, je les aime. – Pourtant je n’ai jamais réfléchi sans un certain serrement de cœur que l’état normal du ciel, c’est la nuit. Ce que nous appelons le jour n’existe pour nous que parce que nous sommes près d’une étoile »

Parfois, la nuit, Gilliatt ouvrait les yeux et regardait l’ombre.
Il se sentait étrangement ému.
L’œil ouvert sur le noir. Situation lugubre ; anxiété.
La pression de l’ombre existe.
Un indicible plafond de ténèbres ; une haute obscurité sans plongeur possible ; de la lumière mêlée à cette obscurité, on ne sait quelle lumière vaincue et sombre ; de la clarté mise en poudre ; est-ce une semence ? est-ce une cendre ? des millions de flambeaux, nul éclairage ; une vaste ignition qui ne dit pas son secret, une diffusion de feu en poussière qui semble une volée d’étincelles arrêtée, le désordre du tourbillon et l’immobilité du sépulcre, le problème offrant une ouverture de précipice, l’énigme montrant et cachant sa face, l’infini masqué de noirceur, voilà la nuit. Cette superposition pèse à l’homme.
Cet amalgame de tous les mystères à la fois, du mystère cosmique comme du mystère fatal, accable la tête humaine.
La pression de l’ombre agit en sens inverse sur les différentes espèces d’âmes. L’homme devant la nuit se reconnaît incomplet. Il voit l’obscurité et sent l’infirmité. Le ciel noir, c’est l’homme aveugle. L’homme, face à face avec la nuit, s’abat, s’agenouille, se prosterne, se couche à plat ventre, rampe vers un trou, ou se cherche des ailes. Presque toujours il veut fuir cette présence informe de l’Inconnu. Il se demande ce que c’est ; il tremble, il se courbe, il ignore ; parfois aussi il veut y aller.
Aller où?
Là.
Là ? Qu’est-ce ? et qu’y a-t-il ?
Cette curiosité est évidemment celle des choses défendues, car de ce côté tous les ponts autour de l’homme sont rompus. L’arche de l’infini manque. Mais le défendu attire, étant gouffre. Où le pied ne va pas, le regard peut atteindre ; où le regard s’arrête, l’esprit peut continuer. Pas d’homme qui n’essaie, si faible et si insuffisant qu’il soit. L’homme, selon sa nature, est en quête ou en arrêt devant la nuit. Pour les uns, c’est un refoulement ; pour les autres, c’est une dilatation. Le spectacle est sombre. L’indéfinissable y est mêlé. [...]

[...] Immanence formidable. L’inexprimable entente des forces se manifeste par le maintien de toute cette obscurité en équilibre. L’univers pend ; rien ne tombe. Le déplacement incessant et démesuré s’opère sans accident et sans fracture. L’homme participe à ce mouvement de translation, et la quantité d’oscillation qu’il subit, il l’appelle la destinée. Où commence la destinée ? Où finit la nature ? Quelle différence y a-t-il entre un événement et une saison, entre un chagrin et une pluie, entre une vertu et une étoile ? Une heure, n’est-ce pas une onde ? Les engrenages en mouvement continuent, sans répondre à l’homme, leur révolution impassible. Le ciel étoilé est une vision de roues, de balanciers et de contrepoids. C’est la contemplation suprême, doublée de la suprême méditation. C’est toute la réalité, plus toute l’abstraction. Rien au delà. On se sent pris. On est à la discrétion de cette ombre. Pas d’évasion possible. On se voit dans l’engrenage, on est partie intégrante d’un Tout ignoré, on sent l’inconnu qu’on a en soi fraterniser mystérieusement avec un inconnu qu’on a hors de soi. Ceci est l’annonce sublime de la mort. Quelle angoisse, et en même temps quel ravissement ! Adhérer à l’infini, être amené par cette adhérence à s’attribuer à soi-même une immortalité nécessaire, qui sait ? une éternité possible, sentir dans le prodigieux flot de ce déluge de vie universelle l’opiniâtreté insubmersible du moi ! regarder les astres et dire : je suis une âme comme vous ! regarder l’obscurité et dire : je suis un abîme comme toi !
Ces énormités, c’est la Nuit.
Tout cela, accru par la solitude, pesait sur Gilliatt.
Le comprenait-il ? Non.
Le sentait-il ? Oui.
Gilliatt était un grand esprit trouble et un grand cœur sauvage.
 
 

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Victor Hugo
  • Les Travailleurs de la mer
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmcgn6n0pnwn

L'œil de Gilliatt

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer

Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliatt.
On ne voyait plus que sa tête.
La mer montait avec une douceur sinistre.
Gilliatt, immobile, regardait le Cashmere s'évanouir.
Le flux était presque à son plein. Le soir approchait. Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques bateaux de pêche rentraient.
L'œil de Gilliatt, attaché au loin sur le sloop, restait fixe.
Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d'apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c'était l'acceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite d'étoile doit être suivie par des regards pareils. De moment en moment, l'obscurité céleste se faisait sous ce sourcil dont le rayon visuel demeurait fixé à un point de l'espace. En même temps que l'eau infinie autour du rocher Gild-Holm-'Ur, l'immense tranquillité de l'ombre montait dans l'œil profond de Gilliatt.
Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. Il fallait pour le distinguer savoir où il était.
Peu à peu, cette tache, qui n'était plus une forme, pâlit.
Puis elle s'amoindrit.
Puis elle se dissipa.
À l'instant où le navire s'effaça à l'horizon, la tête disparut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la mer.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Romantisme
  • Victor Hugo
  • Les Travailleurs de la mer
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmgkfmxcb0b2

Le havelet tout proche de l'église
Troisième partie, Livre III, Chapitre III

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1865
La troisième partie du roman, qui retrace le retour de Gilliatt à Guernesey avec la Durande sauvée, est la plus courte. Ce chapitre sur Guernesey évoque plus d’un passage de L’Archipel de la Manche. Victor Hugo y a glissé sa propre adresse (Hauteville), et lui a donné pour titre le nom de la crique la plus proche de chez lui, qu’il avait sous les yeux de son look-out, et où il lui arrivait de se baigner.

Saint-Sampson ne peut avoir foule sans que Saint-Pierre-Port soit désert. Une chose curieuse sur un point donné est une pompe aspirante. Les nouvelles courent vite dans les petits pays ; aller voir la cheminée de la Durande sous les fenêtres de mess Lethierry était depuis le lever du soleil la grande affaire de Guernesey. Tout autre événement s’était effacé devant celui-là. Éclipse de la mort du doyen de Saint-Asaph ; il n’était plus question du révérend Ebenezer Caudray, ni de sa soudaine richesse, ni de son départ par le Cashmere. La machine de la Durande rapportée des Douvres, tel était l’ordre du jour. On n’y croyait pas. Le naufrage avait paru extraordinaire, mais le sauvetage semblait impossible. C’était à qui s’en assurerait par ses yeux. Toute autre préoccupation était suspendue. De longues files de bourgeois en famille, depuis le vésin jusqu’au mess, des hommes, des femmes, des gentlemen, des mères avec enfants et des enfants avec poupées, se dirigeaient par toutes les routes vers « la chose à voir » aux Bravées et tournaient le dos à Saint-Pierre-Port. Beaucoup de boutiques dans Saint-Pierre-Port étaient fermées ; dans Commercial-Arcade, stagnation absolue de vente et de négoce ; toute l’attention était à la Durande ; pas un marchand n’avait « étrenné », excepté un bijoutier, lequel s’émerveillait d’avoir vendu un anneau d’or pour mariage « à une espèce d’homme paraissant fort pressé qui lui avait demandé la demeure de monsieur le doyen ». Les boutiques restées ouvertes étaient des lieux de causerie où l’on commentait bruyamment le miraculeux sauvetage. Pas un promeneur à l’Hyvreuse, qu’on nomme aujourd’hui, sans savoir pourquoi, Cambridge-Park ; personne dans High-street, qui s’appelait alors la Grand’Rue, ni dans Smith-street, qui s’appelait alors la rue des Forges ; personne dans Hauteville ; l’Esplanade elle-même était dépeuplée. On eût dit un dimanche. Une altesse royale en visite passant la revue de la milice à l’Ancresse n’eût pas mieux vidé la ville. Tout ce dérangement à propos d’un rien du tout comme ce Gilliatt faisait hausser les épaules aux hommes graves et aux personnes correctes.
L’église de Saint-Pierre-Port, triple pignon juxtaposé avec transept et flèche, est au bord de l’eau au fond du port, presque sur le débarcadère même. Elle donne la bienvenue à ceux qui arrivent et l’adieu à ceux qui s’en vont. Cette église est la majuscule de la longue ligne que fait la façade de la ville sur l’océan.
Elle est en même temps paroisse du district de Saint-Pierre-Port et doyenné de toute l’île. Elle a pour desservant le subrogé de l’évêque, clergyman à pleins pouvoirs.
Le havre de Saint-Pierre-Port, très beau et très large port aujourd’hui, était à cette époque, et il y a dix ans encore, moins considérable que le havre de Saint-Sampson. C’étaient deux grosses murailles cyclopéennes courbes partant du rivage à tribord et à bâbord et se rejoignant presque à leur extrémité, où il y avait un petit phare blanc. Sous ce phare un étroit goulet, ayant encore le double anneau de la chaîne qui le fermait au moyen-âge, donnait passage aux navires. Qu’on se figure une pince de homard entr’ouverte, c’était le havre de Saint-Pierre-Port. Cette tenaille prenait sur l’abîme un peu de mer qu’elle forçait à se tenir tranquille. Mais, par les vents d’est, il y avait du flot à l’entrebâillement, le port clapotait, et il était plus sage de ne point entrer. C’est ce qu’avait fait ce jour-là le Cashmere. Il avait mouillé en rade.
Les navires, quand il y avait du vent d’est, prenaient volontiers ce parti qui, en outre, leur économisait les frais de port. Dans ce cas, les bateliers commissionnés de la ville, brave tribu de marins que le nouveau port a destituée, venaient prendre dans leurs barques, soit à l’embarcadère, soit aux stations de la plage, les voyageurs, et les transportaient, eux et leurs bagages, souvent par de très grosses mers et toujours sans accident, aux navires en partance. Le vent d’est est un vent de côté, très bon pour la traversée d’Angleterre ; on roule, mais on ne tangue pas.
Quand le bâtiment en partance était dans le port, tout le monde s’embarquait dans le port ; quand il était en rade, on avait le choix de s’embarquer sur un des points de la côte voisins du mouillage. On trouvait dans toutes les criques des bateliers « à volonté ».
Le Havelet était une de ces criques. Ce petit havre, havelet, était tout près de la ville, mais si solitaire qu’il en semblait très loin. Il devait cette solitude à l’encaissement des hautes falaises du fort George qui dominent cette anse discrète. On arrivait au Havelet par plusieurs sentiers. Le plus direct longeait le bord de l’eau ; il avait l’avantage de mener à la ville et à l’église en cinq minutes, et l’inconvénient d’être couvert par la lame deux fois par jour. Les autres sentiers, plus ou moins abrupts, s’enfonçaient dans les anfractuosités des escarpements. Le Havelet, même en plein jour, était dans une pénombre. Des blocs en porte-à-faux pendaient de toutes parts. Un hérissement de ronces et de broussailles s’épaississait et faisait une sorte de douce nuit sur ce désordre de roches et de vagues ; rien de plus paisible que cette crique en temps calme, rien de plus tumultueux dans les grosses eaux. Il y avait là des pointes de branches perpétuellement mouillées par l’écume. Au printemps c’était plein de fleurs, de nids, de parfums, d’oiseaux, de papillons et d’abeilles. Grâce aux travaux récents, ces sauvageries n’existent plus aujourd’hui ; de belles lignes droites les ont remplacées ; il y a des maçonneries, des quais et des jardinets ; le terrassement a sévi ; le goût a fait justice des bizarreries de la montagne et de l’incorrection des rochers.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Littérature
  • Romantisme
  • Victor Hugo
  • Les Travailleurs de la mer
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmwdttthjh6n