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Anthologie

Le Capitaine Fracasse de Gautier dans le texte

Une sélection d’extraits à lire pour plonger dans les aventures et les péripéties du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier, un roman historique qui connut un immense succès lors de sa publication en 1863.

Un jeune noble mélancolique

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre 1, 1835
Le Capitaine Fracasse est un roman historique qui met en scène les aventures du baron de Sigognac, un jeune noble mélancolique et désargenté vivant dans un « château de la misère ». Gautier brosse ici le portrait de son héros avant qu'il ne devienne... le « Capitaine Fracasse »
 

Le baron de Sigognac, car c'était bien le seigneur de ce castel démantelé qui venait d'entrer dans la cuisine, était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, quoique au premier abord on lui en eût attribué peut-être davantage, tant il paraissait grave et sérieux. Le sentiment de l'impuissance, qui suit la pauvreté, avait fait fuir la gaieté de ses traits et tomber cette fleur printanière qui veloute les jeunes visages. Des auréoles de bistre cerclaient déjà ses yeux meurtris, et ses joues creuses accusaient assez fortement la saillie des pommettes ; ses moustaches, au lieu de se retrousser gaillardement en crocs, portaient la pointe basse et semblaient pleurer auprès de sa bouche triste ; ses cheveux, négligemment peignés, pendaient par mèches noires au long de sa face pâle avec une absence de coquetterie rare dans un jeune homme qui eût pu passer pour beau, et montraient une renonciation absolue à toute idée de plaire. L'habitude d'un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux à une physionomie qu'un peu de bonheur eût rendue charmante, et la résolution naturelle à cet âge y paraissait plier devant une mauvaise fortune inutilement combattue.

Quoique agile et d'une constitution plutôt robuste que faible, le jeune baron se mouvait avec une lenteur apathique, comme quelqu'un qui a donné sa démission de la vie. Son geste était endormi et mort, sa contenance inerte, et l'on voyait qu'il lui était parfaitement égal d'être ici ou là, parti ou revenu.

Sa tête était coiffée d'un vieux feutre grisâtre, tout bossué et tout rompu, beaucoup trop large, qui lui descendait jusqu'aux sourcils et le forçait, pour y voir, à relever le nez. […] 

Sigognac, tout pauvre qu'il fût, était toujours à leurs yeux le seigneur, et la décadence de cette famille ne les frappait pas comme elle eût fait les étrangers ; et c'était cependant un spectacle assez grotesquement mélancolique que de voir passer le jeune baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagné de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mort de la gravure d'Albert Durer.

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse : Paris, Charpentier, 1863.

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Une mise en scène morbide

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre 4, 1835
Dans cet extrait, Gautier nous plonge dans une ambiance sombre et funèbre : dans un bois de sapin, sous le regard des oiseaux, le brigand Agostin et la petite Chiquita préparent une embuscade pour attaquer la troupe des comédiens. Influencé par les gravures de Jacques Callot (16e siècle) et par le romantisme noir, Gautier évoque ici deux personnages s'adonnant à des préparatifs particulièrement morbides en déterrant des cadavres...

Le brigand et la petite fille entrèrent dans le bois de sapins ; et, parvenus à l'endroit le plus secret, ils se mirent activement à déranger des pierres et des brassées de broussailles, jusqu'à ce qu'ils eussent mis à nu cinq ou six planches saupoudrées de terre. Agostin souleva les planches, les jeta de côté, et descendit jusqu'à mi-corps dans la noire ouverture qu'elles laissaient béante. Était-ce l'entrée d'un souterrain ou d'une caverne, retraite ordinaire du brigand ? la cachette où il serrait les objets  ? l'ossuaire où il entassait les cadavres de ses victimes ?

Cette dernière supposition eût paru la plus vraisemblable au spectateur, si la scène eût eu d'autres témoins que les choucas perchés dans la sapinière.

Agostin se courba, parut fouiller au fond de la fosse, se redressa tenant entre les bras une forme humaine d'une roideur cadavérique, qu'il jeta sans cérémonie sur le bord du trou. Chiquita ne parut éprouver aucune frayeur à cette exhumation étrange et tira le corps par les pieds à quelque distance de la fosse, avec plus de force que sa frêle apparence ne permettait d'en supposer. Agostin continuant son lugubre travail, sortit encore de cet Haceldama cinq cadavres que la petite fille rangea auprès du premier, souriant comme une jeune goule prête à faire ripaille dans un cimetière. Cette fosse ouverte, ce bandit arrachant à leur repos les restes de ses victimes, cette petite fille aidant à cette funèbre besogne, tout cela sous l'ombre noire des sapins, composait un tableau fait pour inspirer l'effroi aux plus braves.

Le bandit prit un des cadavres, le porta sur la crête de l'escarpement, le dressa, et le fit tenir debout en fichant en terre le pieu auquel le corps était lié. Ainsi maintenu, le cadavre singeait assez à travers l'ombre l'apparence d'un homme vivant. […] 

Sa besogne terminée, le bandit alla se planter sur la route pour juger de l'effet de la mascarade. Les brigands de paille avaient l'air suffisamment horrifique et féroce, et l'œil de la peur pouvait s'y tromper dans l'ombre de la nuit ou le crépuscule du matin, à cette heure louche où les vieux saules, avec leurs tronçons de branches, prennent au rebord des fossés la physionomie d'hommes vous montrant le poing ou brandissant des coutelas.

 Agostin, dit Chiquita, tu as oublié d'armer tes mannequins !
 C'est vrai, répondit le brigand. À quoi donc pensais-je ? Les plus beaux génies ont leurs distractions ; mais cela peut se réparer.

Et il mit au bout de ces bras inertes de vieux fûts d'arquebuses, des épées rouillées, ou même de simples bâtons couchés en joue ; avec cet arsenal, la troupe avait au bord des talus un aspect suffisamment formidable.

« Comme la traite est longue du village à la dînée, ils partiront sans doute à trois heures du matin ; et quand ils passeront devant l'embuscade, l'aube commencera à poindre, instant favorable, car il ne faut à nos hommes ni trop de lumière, ni trop d'ombre. Le jour les trahirait, la nuit les cacherait. En attendant, faisons un somme. Le grincement des roues non graissées du chariot, ce bruit qui met en fuite les loups épouvantés, s'entend de loin et nous réveillera. Nous autres qui ne dormons jamais que d'un œil comme les chats, nous serons bien vite sur pied. »

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse : Paris, Charpentier, 1863.

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Un aubergiste truculent

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre 3, 1835
La troupe de comédiens de commedia dell'arte vogue d'aventures en aventures. Leur pause dans une auberge donne lieu à une scène drôle et pittoresque grâce à l'accueil surprenant que leur réserve l’aubergiste Chirriguirri. Ce personnage  haut en couleur est lui aussi un véritable acteur qui maîtrise le langage et se complaît dans l'imaginaire.
 

Chirriguirri s'approcha d'eux courtoisement et avec toute la bonne grâce que lui permettait sa mine naturellement rébarbative.

 Que servirai-je à Vos Seigneuries ? Ma maison est approvisionnée de tout ce qui peut convenir à des gentilshommes. Quel dommage que vous ne soyez pas arrivés hier, par exemple ! J'avais préparé une hure de sanglier aux pistaches si délicieuse au fumet, si confite en épices, si délicate à la dégustation, qu'il n'en est malheureusement pas resté de quoi mastiquer une dent creuse !
 Cela est en effet bien douloureux, dit le Pédant en se pourléchant les babines de sensualité à ces délices imaginaires ; la hure aux pistaches me plaît sur tous autres régals ; bien volontiers je m'en serais donné une indigestion.
 Et qu'eussiez-vous dit de ce pâté de venaison dont les seigneurs que j'hébergeai ce matin ont dévoré jusqu'à la croûte après avoir mis à sac l'intérieur de la place, sans faire quartier ni merci ?
 J'eusse dit qu'il était excellent, maître Chirriguirri, et j'aurais loué, comme il convient, le mérite non pareil du cuisinier ; mais à quoi sert de nous allumer cruellement l'appétit par des mets fallacieux digérés à l'heure qu'il est, car vous n'y avez pas épargné le poivre, le piment, la muscade et autres éperons à boire. Au lieu de ces plats défunts dont la succulence ne peut être révoquée en doute, mais qui ne sauraient nous sustenter, récitez-nous les plats du jour, car l'aoriste est principalement fâcheux en cuisine, et la faim aime à table l'indicatif présent. Foin du passé ! c'est le désespoir et le jeûne ; le futur, au moins, permet à l'estomac des rêveries agréables. Par pitié, ne racontez plus ces gastronomies anciennes à de pauvres diables affamés et recrus comme des chiens de chasse.
 Vous avez raison, maître, le souvenir n'est guère substantiel, dit Chirriguirri avec un geste d'assentiment, mais je ne puis m'empêcher d'être aux regrets de m'être ainsi imprudemment dégarni de provisions. Hier mon garde-manger regorgeait, et j'ai commis, il n'y a pas plus de deux heures, l'imprudence d'envoyer au château mes six dernières terrines de foies de canard ; des foies admirables, monstrueux ! de vraies bouchées de roi !
 Oh ! quelle noce de Cana et de Gamache l'on ferait de tous les mets que vous n'avez plus et qu'ont dévorés des hôtes plus heureux ! Mais c'est trop nous faire languir, avouez-nous sans rhétorique ce que vous avez, après nous avoir si bien dit ce que vous n'aviez pas.
 C'est juste. J'ai de la garbure, du jambon et de lamerluche, répondit l'hôtelier essayant une pudique rougeur, comme une honnête ménagère prise au dépourvu à qui son mari amène trois ou quatre amis à dîner.
 Alors, s'écria en chœur la troupe famélique, donnez-nous de la merluche, du jambon et de la garbure.
 Mais aussi, quelle garbure, poursuivit l'hôtelier reprenant son aplomb et faisant sonner sa voix comme la fanfare d'une trompette ; des croûtons mitonnés dans la plus fine graisse d'oie, des choux frisés d'un goût ambroisien, tels que Milan n'en produisit jamais de meilleurs, et cuits avec un lard plus blanc que la neige au sommet de la Maladetta ; un potage à servir sur la table des dieux !
 L'eau m'en vient à la bouche. Mais servez vite, car je crève de male rage de faim, dit le Tyran avec un air d'ogre subodorant la chair fraîche.
 Zagarriga, dressez vite le couvert dans la belle chambre, cria Chirriguirri à un garçon peut-être imaginaire, car il ne donna pas signe de vie, malgré l'intonation pressante employée par le patron.
 Quant au jambon, j'espère que Vos Seigneuries en seront satisfaites ; il peut lutter contre les plus exquis de la Manche et de Bayonne ; il est confit dans le sel gemme, et sa chair, entrelardée de blanc et de rose, est le plus appétissante du monde.
 Nous le croyons comme précepte d'Évangile, dit le Pédant exaspéré ; mais déployez vivement cette merveille jambonique, ou bien il va se passer ici des scènes de cannibalisme comme sur les galions et caravelles naufragés. Nous n'avons pas commis de crimes ainsi que le sieur Tantalus pour être torturés par l'apparence de mets fugitifs !
 Vous parlez comme de cire, reprit Chirriguirri du ton le plus tranquille. Holà ! ho ! toute la marmitonnerie, qu'on se démène, qu'on s'évertue, qu'on se précipite ! Ces nobles voyageurs ont faim et ne sauraient attendre.

La marmitonnerie ne bougea non plus que le Zagarriga susnommé, sous le prétexte plus spécieux que valable qu'elle n'existait pas et n'avait jamais existé. Tout le domestique de l'auberge consistait en une grande fille hâve et déchevelée, nommée la Mionnette ; mais cette valetaille idéale qu'interpellait sans cesse maître Chirriguirri donnait, selon lui, bon air à l'auberge, l'animait, la peuplait et justifiait le prix élevé de l'écot. À force d'appeler par leurs noms ces serviteurs chimériques, l'aubergiste du Soleil bleu était parvenu à croire à leur existence, et il s'étonnait presque qu'ils ne réclamassent point leurs gages, discrétion dont il leur savait gré d'ailleurs.

Devinant au sourd chaplis de vaisselle qui se faisait dans la pièce voisine que le couvert n'était pas encore mis, l'hôtelier, pour gagner du temps, entreprit l'éloge de la merluche, thème assez stérile, et qui demandait certains efforts d'éloquence.

Heureusement Chirriguirri était accoutumé à faire valoir les mets insipides par les épices de sa parole.

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse : Paris, Charpentier, 1863.

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Une révélation inattendue

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre 17, 1835
Le baron de Sigognac, après être tombé amoureux d'Isabelle et avoir rejoint la troupe de comédiens de commedia dell'arte, est désormais connu sous le nom de « Capitaine Fracasse ». Mais sa dulcinée est enlevée par l'un de ses admirateurs, le duc de Vallombreuse. Dans cet extrait, le père du duc semble reconnaître la bague que porte au doigt Isabelle...

À l'aspect d'Isabelle, que soutenaient Hérode et Sigognac, et à qui sa pâleur exsangue donnait l'air d'une morte, le prince leva les bras au ciel en poussant un soupir. « Je suis arrivé trop tard, dit-il, quelque diligence que j'aie faite », et il se baissa vers la jeune comédienne, dont il prit la main inerte.

À cette main blanche comme si elle eût été sculptée dans l'albâtre, brillait au doigt annulaire une bague, dont une améthyste assez grosse formait le chaton. Le vieux seigneur parut étrangement troublé à la vue de cette bague. Il la tira du doigt d'Isabelle avec un tremblement convulsif, fit signe à un des laquais porteurs de torche de s'approcher, et à la lueur plus vive de la cire déchiffra le blason gravé sur la pierre, mettant l'anneau tout près de la clarté et l'éloignant ensuite pour en mieux saisir les détails avec sa vue de vieillard.

Sigognac, Hérode et Lampourde suivaient anxieusement les gestes égarés du prince, et ses changements de physionomie à la vue de ce bijou qu'il paraissait bien connaître, et qu'il tournait et retournait entre ses mains, comme ne pouvant se décider à admettre une idée pénible.

 Où est Vallombreuse, s'écria-t-il enfin d'une voix tonnante, où est ce monstre indigne de ma race ?

Il avait reconnu, à n'en pouvoir douter, dans cette bague, l'anneau orné d'un blason de fantaisie avec lequel il scellait jadis les billets qu'il écrivait à Cornélia mère d'Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il au doigt de cette jeune actrice enlevée par Vallombreuse et de qui le tenait-elle ? Serait-elle la fille de Cornélia, se disait le prince, et la mienne ? Cette profession de comédienne qu'elle exerce, son âge, sa figure où se retrouvent quelques traits adoucis de sa mère, tout concorde à me le faire croire. Alors, c'est sa sœur que poursuivait ce damné libertin ; cet amour est un inceste ; oh ! je suis cruellement puni d'une faute ancienne.

Isabelle ouvrit enfin les yeux, et son premier regard rencontra le prince tenant la bague qu'il lui avait ôtée du doigt. Il lui sembla avoir déjà vu cette figure, mais jeune encore, sans cheveux blancs ni barbe grise. On eût dit la copie vieillie du portrait placé au-dessus de la cheminée. Un sentiment de vénération profonde envahit à son aspect le cœur d'Isabelle. Elle vit aussi près d'elle le brave Sigognac et le bon Hérode, tous deux sains et saufs, et aux transes de la lutte succéda la sécurité de la délivrance. Elle n'avait plus rien à craindre ni pour ses amis, ni pour elle. Se soulevant à demi, elle inclina la tête devant le prince, qui la contemplait avec une attention passionnée, et paraissait chercher dans les traits de la jeune fille une ressemblance à un type autrefois chéri.

 De qui, mademoiselle, tenez-vous cet anneau qui me rappelle certains souvenirs ; l'avez-vous depuis longtemps en votre possession ? dit le vieux seigneur d'une voix émue.
 Je le possède depuis mon enfance, et c'est l'unique héritage que j'aie recueilli de ma mère, répondit Isabelle.
 Et qui était votre mère, que faisait-elle ? dit le prince avec un redoublement d'intérêt.
 Elle s'appelait Cornélia, repartit modestement Isabelle, et c'était une pauvre comédienne de province qui jouait les reines et les princesses tragiques dans la troupe dont je fais partie encore.
 Cornélia ! Plus de doute, fit le prince troublé, oui, c'est bien elle ; mais, dominant son émotion, il reprit un air majestueux et calme, et dit à Isabelle : Permettez-moi de garder cet anneau. Je vous le remettrai quand il faudra.
 Il est bien entre les mains de votre seigneurie, répondit la jeune comédienne, en qui, à travers les brumeux souvenirs de l'enfance, s'ébauchait le souvenir d'une figure que, toute petite, elle avait vue se pencher vers son berceau.

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse : Paris, Charpentier, 1863.

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