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Anthologie

Salammbô dans le texte

L’apparition de Salammbô

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862
Au tout début du roman, le lecteur rencontre pour la premièe fois le personnage de Salammbô. La riche description s’attarde sur ses parures, ses vêtements, ses bijoux, et la présente d’emblée comme une jeune femme mystérieuse et fascinante.

Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s’ouvrit ; et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d’anneaux ils portaient d’énormes lyres et chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la Divinité de Carthage. C’étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans sa maison.
Enfin elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres la suivirent. Elle s’avança dans l’avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer.
Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés ; et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaînette d’or avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus.
Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l’avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d’ébène.

Gustave Flaubert, Salammbô, Paris, Charpentier, 1879, pp. 11-12.

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La danse nuptiale de Salammbô

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862
Convaincue par le prêtre Schahabarim, Salammbô se prépare à aller réclamer le zaïmph, le voile sacré de la déesse Tanit, à Mâtho qui l’a dérobé. Avant de partir, la jeune femme exécute une danse avec son python.

La lune se leva ; alors la cithare et la flûte, toutes les deux à la fois, se mirent à jouer.
Salammbô défit ses pendants d’oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. La musique au-dehors continuait ; c’étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la flûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains ; Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d’elle.
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d’eau qui coule le long d’un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L’horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d’abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s’avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu’à terre. Salammbô l’entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba.

Gustave Flaubert, Salammbô, Paris, Charpentier, 1879, pp. 208-209.

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Les peuples barbares

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862
Après une terrible défaite contre les troupes de Carthage, les Mercenaires survivants se regroupent pour reprendre le combat. Une multitude de peuples d’Afrique se joint à eux.

Ce n’étaient pas les Libyens des environs de Carthage ; depuis longtemps, ils composaient la troisième armée ; mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et du promontoire de Derné, ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts de plumes d’autruche, étaient venus sur des quadriges ; les Garamantes, masqués d’un voile noir, assis en arrière sur leurs cavales peintes ; d’autres sur des ânes, sur des onagres, sur des zèbres, sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avec leurs familles et leurs idoles le toit de leur cabane en forme de chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l’eau chaude des fontaines ; des Atarantes, qui maudissent le soleil ; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs morts sous des branches d’arbres ; et les hideux Auséens, qui mangent des sauterelles ; les Achyrmachides, qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des singes.
Tous s’étaient rangés sur le bord de la mer, en une grande ligne droite. Ils s’avancèrent ensuite comme des tourbillons de sable soulevés par le vent. Au milieu de l’isthme, leur foule s’arrêta, les Mercenaires établis devant eux, près des murailles, ne voulant point bouger.
Puis, du côté de l’Ariane, apparurent les hommes de l’Occident, le peuple des Numides. En effet, Narr’Havas ne gouvernait que les Massyliens ; et d’ailleurs, une coutume leur permettant après les revers d’abandonner leur roi, ils s’étaient rassemblés sur le Zaine, puis l’avaient franchi au premier mouvement d’Hamilcar. On vit d’abord accourir tous les chasseurs du Malethut-Baal et du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longue crinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en peau de serpent ; puis les Pharusiens, portant de hautes couronnes faites de cire et de résine ; et les Caunes, les Macares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond en cuir d’hippopotame. Ils s’arrêtèrent au bas des Catacombes, dans les premières flaques de la Lagune.
Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à l’endroit qu’ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, la multitude des Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, du Harousch-noir, du désert d’Augyles et même de la grande contrée d’Agazymba, qui est à quatre mois au sud des Garamantes, et de plus loin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse de leur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des caleçons en fils d’écorce, des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête, et, hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles garnies d’anneaux et brandissaient des queues de vache au bout d’un bâton, en manière d’étendards.
Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres répandus au-delà de Taggir dans les forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient sur les épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi hauts que des ânes, et qui n’aboyaient pas.
Enfin, comme si l’Afrique ne s’était point suffisamment vidée, et que, pour recueillir plus de fureurs, il eût fallu prendre jusqu’au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des hommes à profil de bête et ricanant d’un rire idiot ; misérables ravagés par de hideuses maladies, pygmées difformes, mulâtres d’un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges clignotaient au soleil ; tout en bégayant des sons inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche pour faire voir qu’ils avaient faim.

Gustave Flaubert, Salammbô, Paris, Charpentier, 1879, pp. 251-253.

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Exécution de Mâtho et mort de Salammbô

Gustave Flaubert, Salammbô, 1862
Après une ultime bataille, Hamilcar vainc les Mercenaires. Fait prisonnier, Mâtho est exhibé dans les rues de Carthage et lynché par la foule. Arrivé sur la place où est célébré le mariage de Salammbô avec Narr’Havas, il expire sous les yeux de la jeune femme qui ne tarde pas à le rejoindre dans la mort…

Il appartenait aux prêtres, maintenant ; les esclaves venaient d’écarter la foule ; il y avait plus d’espace. Mâtho regarda autour de lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô.
Dès le premier pas qu’il avait fait, elle s’était levée ; puis, involontairement, à mesure qu’il se rapprochait, elle s’était avancée peu à peu jusqu’au bord de la terrasse ; et bientôt, toutes les choses extérieures s’effaçant, elle n’avait aperçu que Mâtho. Un silence s’était fait dans son âme, un de ces abîmes où le monde entier disparaît sous la pression d’une pensée unique, d’un souvenir, d’un regard. Cet homme qui marchait vers elle l’attirait.
Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine ; c’était une longue forme complètement rouge ; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des tendons de ses poignets tout dénudés ; sa bouche restait grande ouverte ; de ses orbites sortaient deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à ses cheveux ; et le misérable marchait toujours !
Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchée sur la balustrade ; ces effroyables prunelles la contemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce qu’il avait souffert pour elle. Bien qu’il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui entourant la taille de ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle avait soif de les sentir encore, de les entendre ; elle allait crier. Il s’abattit à la renverse et ne bougea plus.
Salammbô, presque évanouie, fut rapportée sur son trône par les prêtres s’empressant autour d’elle. Ils la félicitaient ; c’était son œuvre. Tous battaient des mains et trépignaient, en hurlant son nom.
Un homme s’élança sur le cadavre. Bien qu’il fût sans barbe, il avait à l’épaule le manteau des prêtres de Moloch, et à la ceinture l’espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d’or. D’un seul coup il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le cœur, le posa sur la cuiller et Schahabarim, levant son bras, l’offrit au soleil.
Le soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le cœur tout rouge. L’astre s’enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient ; à la dernière palpitation, il disparut.
Alors, depuis le golfe jusqu’à la lagune et de l’isthme jusqu’au phare, dans toutes les rues, sur toutes les maisons et sur tous les temples, ce fut un seul cri ; quelquefois il s’arrêtait, puis recommençait ; les édifices en tremblaient ; Carthage était comme convulsée dans le spasme d’une joie titanique et d’un espoir sans bornes.
Narr’Havas, enivré d’orgueil, passa son bras gauche sous la taille de Salammbô, en signe de possession ; et, de la droite, prenant une patère d’or, il but au génie de Carthage.
Salammbô se leva comme son époux, avec une coupe à la main, afin de boire aussi. Elle retomba, la tête en arrière, par-dessus le dossier du trône, blême, raidie, les lèvres ouvertes, et ses cheveux dénoués pendaient jusqu’à terre.
Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit.

Gustave Flaubert, Salammbô, Paris, Charpentier, 1879, pp. 350-352.

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