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Anthologie

Chatterton dans le texte

La fable du scorpion

Alfred de Vigny, Chatterton.
Dans sa préface, Vigny explique la logique de l’intrigue à travers une fable pour clarifier la thèse du drame.
 

Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du midi ; tout le monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents ; on saisit un scorpion avec des pinces et on le pose au centre. Il demeure d'abord immobile jusqu'à ce que la chaleur le brûle ; alors il s'effraie et s'agite. On rit. Il se décide vite, marche droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer une route à travers les charbons ; mais la douleur est excessive, il se retire. On rit. Il fait lentement le tour du cercle et cherche partout un passage impossible. Alors il revient au centre et rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfin, il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoisonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plus fort que jamais.
C'est lui sans doute qui est cruel et coupable, et ces enfants sont bons et innocents. Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc suicidé ? C'est la société qui le jette dans le brasier.

Alfred de Vigny, Chatterton, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839.

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Acte I, scène 2. L'industriel et le Quaker

Alfred de Vigny, Chatterton.
John Bell vient de renvoyer un ouvrier qui s’est cassé le bras dans une machine.

LE QUAKER. Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit ?... Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n'envoie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir en travaillant tes laines ? Quelle maison ne t'appartient et n'est chèrement louée par toi ? Quelle minute de leur existence ne t'est donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un schelling ? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne. – Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale.
JOHN BELL. C'est vrai, mais c'est juste. – La terre est à moi, parce que je l'ai achetée ; les maisons, parce que je les ai bâties ; les habitants, parce que je les loge ; et leur travail, parce que je le paie. Je suis juste selon la loi.
LE QUAKER. Et ta loi est-elle juste selon Dieu ?
JOHN BELL. Si vous n'étiez Quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.
LE QUAKER. Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j'ai pour toi une amitié véritable.
JOHN BELL. S'il n'était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis vingt ans, et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.
LE QUAKER. Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge. – Je désire que tu ne chasses pas ce malheureux ouvrier. – Je ne te le demande pas, parce que je n'ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.
JOHN BELL. Ce qui est fait est fait. – Que n'agissent-ils tous comme moi ? – Que tout travaille et serve dans leur famille. – Ne fais-je pas travailler ma femme, moi ?   – Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour ; et tout en baissant les yeux, elle s'en sert pour travailler beaucoup. – Malgré mes ateliers et mes fabriques aux environs de Londres, je veux qu'elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du parlement, de la chasse ou de Hide-Park. Cela me fait de bonnes relations que j'utilise plus tard. – Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance. – Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d'inutile autour de lui. – Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. – La terre est féconde, l'argent est aussi fertile, et le temps rapporte l'argent. – Or, les femmes ont des années comme nous, donc c'est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi. – Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse ; c'est un malheur très grand pour lui, mais je n'en suis pas responsable.
LE QUAKER. Il s'est rompu le bras dans une de tes machines.
JOHN BELL. Oui, et même il a rompu la machine.
LE QUAKER. Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est d'acier comme tes mécaniques.

Alfred de Vigny, Chatterton, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839.

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Acte II, scène 4. Le drame du silence

Alfred de Vigny, Chatterton.
Blessée par la visite d’amis de Chatterton qui le croient riche mais amoureux de son hôtesse, Kitty Bell vient de faire fuir le poète par son incompréhension.

KITTY BELL (effrayée). Ah ! mon Dieu ! pourquoi s'est-il enfui de la sorte ? Les premières paroles que je lui adresse lui causent du chagrin !... mais en suis-je responsable ? aussi !... Pourquoi est-il venu ici ?... je n'y comprends plus rien ! je veux le savoir !... Toute ma famille est troublée pour lui et par lui ! Que leur ai-je fait à tous ? Pourquoi l'avez-vous amené ici et non ailleurs, vous ? – Je n'aurais jamais dû me montrer, et je voudrais ne les avoir jamais vus.
LE QUAKER (avec impatience et chagrin). Mais c'était à moi seul qu'il fallait dire cela. Je ne m'offense ni ne me désole, moi. Mais à lui, quelle faute ?
KITTY BELL. Mais, mon ami, les avez-vous entendus, ces jeunes gens ? – O mon Dieu ! comment se fait-il qu'ils aient la puissance de troubler ainsi une vie que le Sauveur même eût bénie ? – Dites, vous qui êtes un homme, vous qui n'êtes point de ces méchants désœuvrés, vous qui êtes grave et bon, vous qui pensez qu'il y a une âme et un Dieu ; dites, mon ami, comment donc doit vivre une femme ? Où donc faut-il se cacher ? Je me taisais, je baissais les yeux, j'avais étendu sur moi la solitude comme un voile, et ils l'ont déchiré. Je me croyais ignorée, et j'étais connue comme une de leurs femmes ; respectée, et j'étais l'objet d'un pari. À quoi donc m'ont servi mes deux enfants, toujours à mes côtés comme des anges gardiens ? À quoi m'a servi la gravité de ma retraite ? Quelle femme sera honorée, grand Dieu ! si je n'ai pu l'être, et s'il suffit aux jeunes gens de la voir passer dans la rue, pour s'emparer de son nom, et s'en jouer comme d'une balle qu'ils se jettent l'un à l'autre. (La voix lui manque. Elle pleure.) Oh ! mon ami, mon ami ! obtenez qu'ils ne reviennent jamais dans ma maison.
LE QUAKER. Qui donc ?
KITTY BELL. Mais eux... eux tous... tout le monde.
LE QUAKER Comment ?
KITTY BELL Et lui aussi oui, lui. (Elle fond en larmes.)
LE QUAKER. Mais tu veux donc le tuer ? Après tout, qu'a-t-il fait ?
KITTY (avec agitation). Oh ! mon Dieu ! moi, le tuer ! – moi qui voudrais Oh ! Seigneur ! mon Dieu ! Vous que je prie sans cesse, vous savez si j'ai voulu le tuer ? mais je vous parle et je ne sais si vous m'entendez. Je vous ouvre mon cœur et vous ne me dites pas que vous y lisez. – Et si votre regard y a lu, comment savoir si vous n'êtes pas mécontent ? Ah ! mon ami... J'ai là quelque chose que je voudrais dire.... Ah ! si mon père vivait encore (Elle prend la main du Quaker.) Oui, il y a des moments où je voudrais être catholique, à cause de leur confession. Enfin ! Ce n'est autre chose que la confidence ; mais la confidence divinisée... j'en aurais besoin !
LE QUAKER. Ma fille, si ta conscience et la contemplation ne te soutiennent pas assez, que ne viens-tu donc à moi ?
KITTY BELL. Eh bien ! expliquez-moi le trouble où me jette ce jeune homme ! Les pleurs que m'arrache, malgré moi, sa vue, oui ! sa seule vue !
LE QUAKER. Oh ! femme ! faible femme ! au nom de Dieu, cache tes larmes, car le voilà.

Alfred de Vigny, Chatterton, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839.

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Acte III. scène I. Monologue du poète en crise

Alfred de Vigny, Chatterton.
La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu, un lit misérable et en désordre.

CHATTERTON. (Il est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux.) Il est certain qu'elle ne m'aime pas. – Et moi... je n'y veux plus penser. – Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. – Me voilà seul en face de mon travail. – Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon ! de saluer et de serrer la main ! toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre avec moi-même. – Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez puissante pour saisir mon âme, et l'emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j'évoque, et dans le fantôme de ceux que j'invente ! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l'amusement du public, et que celui-là soit décrit par l'autre ; le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S'il a des blessures, tant mieux ! il a plus de prix ; tant soit peu mutilé, on l'achète plus cher (Il se lève.) Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition (Il rit et se rassied.)
(Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups)
 Non, non !
L'heure t'avertit ; assieds-toi, et travaille, malheureux ! Tu perds ton temps en réfléchissant ; tu n'as qu'une réflexion à faire, c'est que tu es un pauvre. – Entends-tu bien ? un pauvre ! Chaque minute de recueillement est un vol que tu te fais ; c'est une minute stérile. – Il s'agit bien de l'idée, grand Dieu ! ce qui rapporte, c'est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu'à un schelling ; la pensée n'a pas cours sur la place.

Alfred de Vigny, Chatterton, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839.

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Acte III. scène 6. Fonction du poète

Alfred de Vigny, Chatterton. 
Le Lord-Maire répond à l’appel au secours de Chatterton en lui rendant visite.

CHATTERTON. C'est moi, mylord, qui vous ai écrit.
M. BECKFORD. Ah ! c'est vous, mon cher ? venez donc ici un peu, que je vous voie en face. J'ai connu votre père, un digne homme s'il en fût ; un pauvre soldat, mais qui avait bravement fait son chemin. Ah ! c'est vous qui êtes Thomas Chatterton ? vous vous êtes amusé à faire des vers, mon petit ami, c'est bon pour une fois, mais il ne faut pas continuer. Il n'y a personne qui n'ait eu cette fantaisie. Hé ! hé ! j'ai fait comme vous dans mon printemps, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n'ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens.
CHATTERTON. Je n'en doute pas, mylord.
M. BECKFORD. Mais je ne donnais aux muses que le temps perdu. Je savais bien ce qu'en dit Ben Jonson : que la plus belle muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu'il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes.
(Lauderdale, Kingston et les lords rient.)
LAUDERDALE. Bravo, mylord ! c'est bien vrai !
LE QUAKER. Il veut le tuer à petit feu.
CHATTERTON. Rien de plus vrai, je le vois aujourd'hui, mylord.
M. BECKFORD. Votre histoire est celle de mille jeunes gens ; vous n'avez rien pu faire que vos maudits vers, et à quoi sont-ils bons, je vous prie ? Je vous parle en père, moi, à quoi sont-ils bons ? – Un bon Anglais doit être utile au pays. – Voyons un peu, quelle idée vous faites-vous de nos devoirs a tous, tant que nous sommes ?
CHATTERTON (à part). Pour elle ! pour elle ! je boirai le calice jusqu'à la lie. – Je crois les comprendre, mylord ; l'Angleterre est un vaisseau. Notre île en a la forme : la proue tournée au nord, elle est comme à l'ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres vaisseaux faits à son image, et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c'est à bord du grand navire qu'est notre ouvrage à tous. Le roi, les lords, les communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir les mains aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons : nous sommes tous de l'équipage, et nul n'est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire.
M. BECKFORD. Pas mal ! pas mal ! quoiqu'il fasse encore de la poésie ; mais en admettant votre idée, vous voyez que j'ai encore raison. Que diable peut faire le Poète dans la manœuvre ?
(Un moment d'attente.) 
CHATTERTON. Il lit dans les astres la route que nous montre le doigt du Seigneur.
LORD TALBOT. Qu'en dites-vous, mylord ? lui donnez-vous tort ? Le pilote n'est pas inutile.
M. BECKFORD. Imagination ! mon cher ! ou folie, c'est la même chose ; vous n'êtes bon à rien, et vous vous êtes rendu tel par ces billevesées. – J'ai des renseignements sur vous à vous parler franchement... et...
LORD TALBOT. Mylord, c'est un de mes amis, et vous m'obligeriez en le traitant bien...

Alfred de Vigny, Chatterton, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839.

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