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Anthologie

Les Jeunes France, romans goguenards de Gautier dans le texte

Une sélection d’extraits à lire pour découvrir la verve et l'ironie de Théophile Gautier dans Les Jeunes France, un recueil de nouvelles écrites à l'âge de vingt-deux ans.

Onuphrius, le goût de l'excentricité

Théophile Gautier, « Onuphrius, ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann », Les Jeunes France, romans goguenard, 1833
« Onuphrius, ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann » est le portrait satirique d’un « romantique forcené » qui vit dans un monde imaginaire construit d'après ses lectures et en devient fou. La nouvelle est fortement inspirée de l'univers fantastique d'Hoffmann. Dans ce texte plein d'ironie, Gautier brosse le portrait physique et moral d'un jeune homme excentrique de vingt-deux ans.
 

Avant d’aller plus loin, quelques mots sur Onuphrius. C’était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, quoique au premier abord il parût en avoir davantage. On distinguait ensuite à travers ses traits blêmes et fatigués quelque chose d’enfantin et de peu arrêté, quelques formes de transition de l’adolescence à la virilité. Ainsi tout le haut de la tête était grave et réfléchi comme un front de vieillard, tandis que la bouche était à peine noircie à ses coins d’une ombre bleuâtre, et qu’un sourire jeune errait sur deux lèvres d’un rose assez vif qui contrastait étrangement avec la pâleur des joues et du reste de la physionomie.

Ainsi fait, Onuphrius ne pouvait manquer d’avoir l’air assez singulier, mais sa bizarrerie naturelle était encore augmentée par sa mise et sa coiffure. Ses cheveux, séparés sur le front comme des cheveux de femme, descendaient symétriquement le long de ses tempes jusqu’à ses épaules, sans frisure aucune, aplatis et lustrés à la mode gothique, comme on en voit aux anges de Giotto et de Cimabuë. Une ample simarre de couleur obscure tombait à plis roides et droits autour de son corps souple et mince, d’une manière toute dantesque. Il est vrai de dire qu’il ne sortait pas encore avec ce costume ; mais c’était la hardiesse plutôt que l’envie qui lui manquait ; car je n’ai pas besoin de vous le dire, Onuphrius était Jeune-France et romantique forcené.

Dans la rue, et il n’y allait pas souvent, pour ne pas être obligé de se souiller de l’ignoble accoutrement bourgeois, ses mouvements étaient heurtés, saccadés ; ses gestes anguleux, comme s’ils eussent été produits par des ressorts d’acier ; sa démarche incertaine, entrecoupée d’élans subits, de zigzags, ou suspendue tout à coup ; ce qui, aux yeux de bien des gens, le faisait passer pour un fou ou du moins pour un original, ce qui ne vaut guère mieux.

Onuphrius ne l’ignorait pas, et c’était peut-être ce qui lui faisait éviter ce qu’on nomme le monde et donnait à sa conversation un ton d’humeur et de causticité qui ne ressemblait pas mal à de la vengeance ; aussi, quand il était forcé de sortir de sa retraite, n’importe pour quel motif, il apportait dans la société une gaucherie sans timidité, une absence de toute forme, convenue, un dédain si parfait de ce qu’on y admire, qu’au bout de quelques minutes, avec trois ou quatre syllabes, il avait trouvé moyen de se faire une meute d’ennemis acharnés.


Ce n’est pas qu’il ne fût très-aimable lorsqu’il voulait, mais il ne le voulait pas souvent, et il répondait à ses amis qui lui en faisaient des reproches : À quoi bon ? Car il avait des amis ; pas beaucoup, deux ou trois au plus, mais qui l’aimaient de tout l’amour que lui refusaient les autres, qui l’aimaient comme des gens qui ont une injustice à réparer. — À quoi bon ? ceux qui sont dignes de moi et me comprennent ne s’arrêtent pas à cette écorce noueuse : ils savent que la perle est cachée dans une coquille grossière ; les sots qui ne savent pas sont rebutés et s’éloignent : où est le mal ? Pour un fou, ce n’était pas trop mal raisonné.


Onuphrius, comme je l’ai déjà dit, était peintre, il était de plus poëte ; il n’y avait guère moyen que sa cervelle en réchappât, et ce qui n’avait pas peu contribué à l’entretenir dans cette exaltation fébrile, dont Jacintha n’était pas toujours maîtresse, c’étaient ses lectures. Il ne lisait que des légendes merveilleuses et d’anciens romans de chevalerie, des poésies mystiques, des traités de cabale, des ballades allemandes, des livres de sorcellerie et de démonographie ; avec cela il se faisait, au milieu du monde réel bourdonnant autour de lui, un monde d’extase et de vision où il était donné à bien peu d’entrer. Du détail le plus commun et le plus positif, par l’habitude qu’il avait de chercher le côté surnaturel, il savait faire jaillir quelque chose de fantastique et d’inattendu. Vous l’auriez mis dans une chambre carrée et blanchie à la chaux sur toutes ses parois, et vitrée de carreaux dépolis, il aurait été capable de voir quelque apparition étrange tout aussi bien que dans un intérieur de Rembrandt inondé d’ombres et illuminé de fauves lueurs, tant les yeux de son âme et de son corps avaient la faculté de déranger les lignes les plus droites et de rendre compliquées les choses les plus simples, à peu près comme les miroirs courbes ou à facettes qui trahissent les objets qui leur sont présentés, et les font paraître grotesques ou terribles.

Gérard de Nerval, Les Jeunes France, romans goguenard : Paris, Charpentier, 1854.

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Daniel, la conversion au romantisme noir

Théophile Gautier, « Daniel Jovard ou la conversion d'un classique », Les Jeunes France, romans goguenard, 1833
Dans la nouvelle « Daniel Jovard » publiée en 1832, Gautier  se moque avec verve et ironie du groupe des « Jeune Frances » dont il fit partie. Il met en scène une véritable initiation aux codes du romantisme noir à travers le personnage du dandy Ferdinand de C*** prodiguant ses conseils au jeune Daniel. Le maître et l'élève sont sont la cible des sarcasmes de Gautier qui énumère les clichés du romantisme : redécouverte du Moyen Âge, rejet des auteurs et de la versification classiques, recherche de l'excentricité vestimentaire.

En ce temps-là, on était possédé d’une rage de prosélytisme qui vous aurait fait prêcher jusqu’à votre porteur d’eau, et l’on vit de jeunes hommes employer à disserter le temps d’un rendez-vous qu’ils auraient pu employer à toute autre chose. C’est ce qui explique comment le dandy, le fashionable Ferdinand de C*** ne dédaigna pas user trois ou quatre heures de son précieux temps à catéchiser son ancien et obscur camarade de collège. En quelques phrases, il lui dévoila tous les arcanes du métier, et le fit passer derrière la toile dès la première séance ; il lui apprit à avoir un air moyen âge, il lui enseigna les moyens de se donner de la tournure et du caractère ; il lui révéla le sens intime de l’argot en usage cette semaine-là ; il lui dit ce que c’était que ficelle, chic, galbe, art, artiste et artistique ; il lui apprit ce que voulait dire cartonné, égayé, damné ; il lui ouvrit un vaste répertoire de formules admiratives et réprobatives : phosphorescent, transcendantal, pyramidal, stupéfiant, foudroyant, annihilant, et mille autres qu’il serait fastidieux de rapporter ici ; il lui fit voir l’échelle ascendante et descendante de l’esprit humain : comment à vingt ans l’on était Jeune-France, Beau jeune mélancolique jusqu’à vingt-cinq ans, et Childe-Harold de vingt-cinq à vingt-huit, pourvu que l’on eût été à Saint-Denis ou à Saint-Cloud ; comment ensuite l’on ne comptait plus, et que l’on arrivait par la filière d’épithètes qui suivent : ci-devant, faux-toupet, aile de pigeon, perruque, étrusque, mâchoire, ganache, au dernier degré de la décrépitude, à l’épithète la plus infamante : académicien et membre de l’Institut ! ce qui ne manquait pas d’arriver à l’âge de quarante ans environ ; — tout cela dans une seule leçon. Oh ! le grand maître que c’était que Ferdinand de C*** !

Daniel faisait bien quelques objections, mais Ferdinand répondait avec un tel aplomb et une telle volubilité, que, s’il eût voulu vous persuader, mon cher lecteur, que vous n’êtes rien autre chose qu’un imbécile, il en serait venu à bout en moins d’un quart d’heure, en moins de temps que je n’en prends pour l’écrire. Dès cet instant, le jeune Daniel fut travaillé de la plus horrible ambition qui ait jamais dévoré une poitrine humaine.

En entrant chez lui, il trouva son père qui lisait le Constitutionnel, et il l’appela garde national ! Après une seule leçon, employer garde national comme injure, lui qui avait été élevé dans la patrioterie et la religion de la baïonnette citoyenne, quel immense progrès ! quel pas de géant ! Il donna un coup de poing dans son tuyau de poêle (son chapeau) , jeta son habit à queue de morue, et jura, sur son âme, qu’il ne le remettrait de sa vie ; il monta dans sa chambre, ouvrit sa commode, en tira toutes ses chemises, et leur coupa le col impitoyablement, la guillotine étant une paire de ciseaux de sa mère. Il alluma du feu, brûla son Boileau, son Voltaire et son Racine, tous les vers classiques qu’il avait, les siens comme les autres, et ce n’est que par miracle que ceux qui nous servent d’épigraphe ont échappé à cette combustion générale. Il se cloîtra chez lui, et lut tous les ouvrages nouveaux que Ferdinand lui avait prêtés, en attendant qu’il eût une royale assez confortable pour se présenter à l’univers. La royale se fit attendre six semaines ; elle n’était pas encore très-fournie, mais du moins l’intention d’en avoir une était évidente, et cela suffisait. Il s’était fait confectionner, par le tailleur de Ferdinand, un habillement complet dans le dernier goût romantique, et, dés qu’il fut fait, il s’en revêtit avec ferveur, et n’eut rien de plus pressé que de se rendre chez son ami. L’ébahissement fut grand dans toute la longueur de la rue Saint-Denis ; l’on n’était pas accoutumé à de pareilles innovations. Daniel avançait majestueusement, accompagné d’une queue de petits polissons criant à la chienlit ; mais il n’y faisait seulement pas attention, tant il était déjà cuirassé contre l’opinion, et dédaigneux du public : deuxième progrès !

Il arriva chez Ferdinand qui le félicita du changement opéré en lui. Daniel demanda lui-même un cigare, et le fuma vertueusement jusqu’au bout ; après quoi Ferdinand, achevant ce qu’il avait commencé d’une manière triomphale, lui indiqua plusieurs recettes et ficelles pour différents styles, tant en prose qu’en vers. Il lui apprit à faire du rêveur, de l’intime, de l’artiste, du dantesque, du fatal, et tout cela dans la même matinée. Le rêveur, avec une nacelle, un lac, un saule, une harpe, une femme attaquée de consomption et quelques versets de la Bible ; l’intime, avec une savate, un pot de chambre, un mur, un carreau cassé, avec son beefsteak brûlé ou toute autre déception morale aussi douloureuse ; l’artiste, en ouvrant au hasard le premier catalogue venu, en y prenant des noms de peintres en i ou en o, et pardessus tout, en appelant Titien, Tiziano, et Véronèse, Paolo Cagliari ; le dantesque, au moyen de l’emploi fréquent de donc, de si, de or, de parce que, de c’est pourquoi ; le fatal, en fourrant, à toutes les lignes, ah ! oh ! anathème ! malédiction ! enfer ! ainsi de suite, jusqu’à extinction de chaleur naturelle.

Il lui fit voir aussi comment on s’y prenait pour trouver la rime riche ; il cassa plusieurs vers devant lui, il lui apprit à jeter galamment la jambe d’un alexandrin à la figure de l’alexandrin qui vient après, comme une danseuse d’opéra qui achève sa pirouette dans le nez de la danseuse qui se trémousse derrière elle ; il lui monta une palette flamboyante : noir, rouge, bleu, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, une véritable queue de paon ; il lui fit aussi apprendre par cœur quelques termes d’anatomie, pour parler cadavre un peu proprement, et le renvoya maître passé en la gaie science du romantisme.

Gérard de Nerval, Les Jeunes France, romans goguenard : Paris, Charpentier, 1854.

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Elias, la passion du Moyen Âge

Théophile Gautier, « Elias Wildmanstadius, ou l'Homme du Moyen Âge », Les Jeunes France, romans goguenard, 1833
Dans la nouvelle « Elias Wildmanstadius » publiée en 1832, Gautier se moque des clichés du romantisme à travers le portrait du naïf Elias Wildmanstadius. La redécouverte du Moyen Âge suscite chez ce personnage une passion démesurée pour l'architecture gothique et Notre-Dame de Paris.

Pourtant, avec tout cela, il avait une âme aimante et pieuse ; il comprenait l’art, mais l’art naïf et qui croit à son œuvre, l’art gothique, patient et enthousiaste, qui fait des miniatures géantes, des basiliques travaillées en bijou, des clochers de deux cents pieds, finis comme des chatons de bague. Il sentait admirablement bien l’architecture ; il eût trouvé Notre-Dame et la cathédrale de Bourges, si elles avaient été à faire. Trois cents ans plus tôt, le nom d’Élias Wildmanstadius nous fût parvenu, porté par l’écho des siècles, avec ces quelques noms rares qui surnagent et ne meurent point ; mais, comme beaucoup d’autres, il avait manqué son entrée en ce monde, il n’était qu’une espèce de fou ; il eût été un des plus hauts génies, sa vie eût été pleine et complète : il était obligé de se créer une existence factice et ridicule, et de se jouer lui-même de lui.

Choqué de la tournure bourgeoise et mercantile des habitants, de la monotonie anti-pittoresque des maisons neuves, il en était réduit à ne pas sortir, ou, s’il le faisait, ce n’était que pour visiter et pour fureter dans tous ses coins sa bonne vieille cathédrale. C’était le plus grand plaisir qu’il eût ; il y restait des heures entières en contemplation. Le clocher déchiqueté à jour, les aiguilles évidées, les pignons tailladés en scie, les croix à fleurons, les guides et les tarasques montrant les dents à l’angle de chaque toit, les roses des vitraux toujours épanouies, les trois porches avec leurs collerettes de saints, leurs trèfles mignonnement découpés, leurs faisceaux de colonnes élancées et fluettes, les niches curieusement ciselées et toutes folles d’arabesques, les bas-reliefs, les emblèmes, les figures héraldiques, la plus petite dentelure de cette broderie de pierre, la plus imperceptible maille de ce tulle de granit, il aurait tout dessiné sans rien voir, tellement il avait présent à la mémoire jusqu’au moindre détail de son église bien-aimée. La cathédrale, c’était sa maîtresse à lui, la dame de ses pensées ; il ne lui eût pas fait infidélité pour la plus belle des femmes : il en rêvait, il en perdait le boire et le manger ; il ne se trouvait à l’aise qu’à l’ombre de ses vieilles ogives : il était là chez lui : le fond était en harmonie avec le personnage. À force de vivre avec les colonnettes fuselées, au milieu des piliers sveltes et minces, il en avait en quelque sorte la forme : à le voir si maigre et si long, on l’eût pris pour un pilier de plus, ses cheveux bouclés ne ressemblant pas mal aux acanthes des chapiteaux.

Il avait étudié à fond l’histoire de la basilique et de sa construction ; il vous eût dit précisément à quelle année avaient été bâtis le chœur et l’abside, le maître-autel et le jubé, la nef et les chapelles latérales ; il avait constaté l’âge de chaque pierre ; il savait combien avait coûté la menuiserie des stalles, du banc de l’œuvre et de la chaire, ce qu’il avait fallu de temps pour poser la clef de voûte, suspendre la lancette et le pendentif ; il lisait couramment les inscriptions de toutes les tombes ; il expliquait les blasons ; il connaissait le sujet de tous les tableaux et de toutes les peintures des vitrages ; il vous eût conté comment l’orgue, don d’un empereur d’Orient, était le premier qu’on eût vu en Europe ; et bien d’autres, si vous l’eussiez laissé faire, car il ne tarissait pas sur ce sujet ; et, quand il en parlait, sa figure s’animait singulièrement, ses yeux, d’un bleu terne, brillaient d’un éclat extraordinaire.

Cette pauvre âme, oubliée dans un coin du ciel par son ange gardien, amoureux sans doute de quelque Éloa, et jetée ensuite dans un monde dont toutes ses sœurs s’en étaient allées, nageait alors dans une joie ineffable et pure : elle se croyait en 1500.

Pour tromper son ennui, le bon Élias Wildmanstadius sculptait, avec un canif, de petites cathédrales de liège, peignait des miniatures à la manière gothique, transcrivait de vieilles chroniques, et faisait des portraits de vierges, avec des auréoles et des nimbes d’or.

Il vécut ainsi fort longtemps, peu compris et ne pouvant comprendre. Sa fin fut digne de sa vie. Il y a deux ans, le tonnerre tomba sur la cathédrale, et y fit de grands ravages. Par l’effet d’une sympathie mystérieuse, le bon Élias mourut de mort subite, précisément à la même heure, dans sa maison ( c’est celle qui fait l’angle du vieux marché, et où l’on voit une madone ), assis dans un grand fauteuil, au moment où il achevait un dessin de la cathédrale. On l’enterra, comme il l’avait toujours demandé, dans la chapelle où il avait passé tant d’heures de sa vie, sous la pierre qu’il avait usée de ses genoux. Il est maintenant là-haut, en compagnie des chérubins, de la Vierge et des saints, qu’il aimait tant, dans son beau paradis d’or et d’azur, et sans doute il ne manquerait rien à son bonheur, si l’épitaphe de son tombeau n’était pas en style et en caractères évidemment modernes.

Gérard de Nerval, Les Jeunes France, romans goguenard : Paris, Charpentier, 1854.

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La chambre d'un jeune romantique

Théophile Gautier, « Le bol de Punch », Les Jeunes France, romans goguenard, 1833
La nouvelle « Le bol de punch » publiée en 1832, décrit une nuit d'« orgie échevelée ». Dans ce texte, Gautier se livre à la description du décor intérieur d'un de ces « Jeunes France » romantiques enthousiastes mais excessifs. Gautier se moque de la fascination pour l'Orient symbolisée par la présence d'objets hétéroclites comme une « babouche turque » ou une « idole égyptienne ».

Sur la table du milieu, c’était bien autre chose : il était certainement impossible de réunir dans un plus petit espace un plus grand nombre d’objets ayant de la tournure et du caractère :
Une babouche turque,
Une pantoufle de marquise,
Un yatagan,
Un fleuret,
Un missel,
Un Arétin,
Un médaillon d’Antonin Moine,
Du papel español para cigaritos,
Des billets d’amour,
Une dague de Tolède,
Un verre à boire du vin de Champagne,
Une épée à coquille,
Des priapées de Clodion,
Une petite idole égyptienne,
Des paquets de différents tabacs (lesdits paquets largement éventrés et laissant voir leurs blondes entrailles),
Un paon empaillé,
Les Orientales de Victor Hugo,
Une résille de muletier,
Une palette,
Une guitare,
Un n’importe quoi, d’une belle conservation.

Que sais-je ! un fouillis, un chaos indébrouillable, à faire tomber la plume de lassitude au nomenclateur le plus intrépide, à Rabelais ou à Charles Nodier.Les chaises et les fauteuils avaient probablement été à Marignan avec les escabeaux de Saltabadil ; les unes étaient boiteuses et les autres manchots : pas plus de trois pieds et pas plus d’un bras.

Il n’est pas besoin de vous faire remarquer, judicieux lecteur, que cette description est véritablement superbe et composée d’après les recettes les plus modernes. Elle ne le cède à aucune autre, hormis celles de M. de Balzac, qui seul est capable d’en faire une plus longue. J’ai attifé un peu ma phrase, jusqu’ici assez simple ; j’ai cousu des paillettes à sa robe de toile, je lui ai mis des verroteries et du strass dans les cheveux, je lui ai passé aux doigts des bagues de chrysocale, et la voilà qui s’en va toute pimpante, aussi fière et aussi brave que si tous ses bijoux n’étaient pas du clinquant, et ses diamants de petits morceaux de cristal.

Je fais cela parce que l’on croirait, à la voir aller humble et nue comme elle va, que je n’ai pas le moyen de la vêtir autrement. Pardieu ! je veux montrer que j’en suis aussi capable que si je n’avais pas de talent, et je dois supposer que j’en ai beaucoup, si j’ai eu l’art de vous amener, à travers trois cents pages, jusqu’à cette assertion audacieuse et immodeste. En deux traits de plume, je m’en vais lui faire une jupe d’adjectifs, un corset de périphrases et des panaches de métaphores.

D’alinéa en alinéa, je veux désormais tirer des feux d’artifice de style ; il y aura des pluies lumineuses en substantifs, des chandelles romaines en adverbes, et des feux chinois en pronoms personnels. Ce sera quelque chose de miroitant, de chatoyant, de phosphorescent, de papillotant, à ne pouvoir être lu que les yeux fermés.

Cette description, outre qu’elle est magnifique et digne d’être insérée dans les cours de littérature, l’emporte sur les descriptions ordinaires par le mérite excessivement rare qu’elle a d’être parfaitement à sa place, et d’être d’une utilité incontestable à l’ouvrage dont elle fait partie.

En effet, ayant entrepris d’écrire la physiologie du bipède nommé Jeune-France, j’ai cru qu’après avoir constaté le nombre de ses ongles et la longueur de son poil, la couleur de son cuir, ses habitudes et ses appétits, il ne serait pas d’un médiocre intérêt de vous faire savoir où il vit et où il perche, et j’ai pensé que la description de cette chambre aurait autant d’importance aux yeux des naturalistes que celle du nid de la mésange des roseaux ou du petit perroquet vert d’Amérique.

Gérard de Nerval, Les Jeunes France, romans goguenard : Paris, Charpentier, 1854.

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