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Anthologie

La Chartreuse de Parme dans le texte

Fabrice à la guerre

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre IV, 1839
Après s’être enfui du château de son père pour aller soutenir Napoléon, Fabrice se retrouve, un peu par hasard, au milieu du champ de bataille de Waterloo. Vêtu d’un uniforme récupéré sur un cadavre, il se fait passer pour un soldat français et exulte d’être placé au cœur de l’action, alors qu’il ne connaît rien à la guerre et qu’il est incapable de comprendre ce qui se passe sur le champ de bataille. Les soldats rient de lui, et seules les cantinières de l’armée, émues par son extrême jeunesse, semblent vouloir le protéger, par pur instinct maternel. Fabrice se retrouve à la suite du maréchal Ney, et passe tout près du comte d’A…, l’ancien lieutenant qui avait courtisé sa mère peu avant sa naissance, et qui est sans doute son véritable père. Il ne le reconnaîtra pas, pas plus qu’il ne sera capable de voir Napoléon qu’il vénère pourtant. Épuisé, Fabrice finit par s’endormir, comme un enfant, en plein milieu de la bataille.

L’escorte repartit et se porta vers des divisions d’infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré ; il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle ; il se souvint fort à propos d’un mot que répétait le cocher de sa mère : Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin. Le maréchal s’arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu’il fit charger ; mais pendant une heure ou deux notre héros n’eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.
Tout à coup le maréchal-des-logis cria à ses hommes :
 Vous ne voyez donc pas l’Empereur, s… !
Sur-le-champ l’escorte cria Vive l’Empereur ! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d’une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite l’empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d’eau-de-vie ! Cette réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli d’eau, les chevaux voulurent boire.
 C’est donc l’Empereur qui a passé là ? dit-il à son voisin.
 Eh certainement, celui qui n’avait pas d’habit brodé. Comment ne l’avez-vous pas vu ? lui répondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C’était pour cela qu’il était venu en France. J’en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n’ai d’autre raison, pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s’est mis à galoper pour suivre ces généraux.
Ce qui détermina Fabrice à rester, c’est que les hussards, ses nouveaux camarades, lui faisaient bonne mine ; il commençait à se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l’Arioste. S’il se joignait à l’escorte de l’Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire ; peut-être même on lui ferait la mine, car ces autres cavaliers étaient des dragons, et lui portait l’uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur ; il eût fait tout au monde pour ses camarades ; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changé de face depuis qu’il était avec des amis, il mourait d’envie de faire des questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière. Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’était plus avec le maréchal Ney ; le général qu’ils suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l’œil terrible.
Ce général n’était autre que le comte d’A… le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo !
Il y avait déjà longtemps que Fabrice n’apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l’action des boulets ; on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l’escorte, sortant d’un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de lui ; il tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux ; le général lui-même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetés par terre ; trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait : Tirez-moi de dessous. Le maréchal-des-logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui, s’appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas ; il cherchait à s’éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le maréchal-des-logis s’approcha de Fabrice. À ce moment notre héros entendit dire derrière lui et tout près de son oreille : C’est le seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds ; on les élevait en même temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras ; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu’à terre, où il tomba assis.
L’aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride ; le général, aidé par le maréchal-des-logis, monta et partit au galop ; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant : Ladri ! ladri ! (voleurs ! voleurs !) Il était plaisant de courir après des voleurs au milieu d’un champ de bataille.
L’escorte et le général, comte d’A…, disparurent bientôt derrière une rangée de saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne de saules ; il se trouva tout contre un canal fort profond qu’il traversa. Puis, arrivé de l’autre côté, il se remit à jurer en apercevant de nouveau, mais à une très grande distance, le général et l’escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs ! voleurs ! criait-il maintenant en français. Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son beau cheval lui eût été enlevé par l’ennemi, il n’y eût pas songé ; mais se voir trahir et voler par ce maréchal-des-logis qu’il aimait tant et par ces hussards qu’il regardait comme des frères ! c’est ce qui lui brisait le cœur. Il ne pouvait se consoler de tant d’infamie, et, le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il défaisait un à un tous ses beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n’était rien, entouré d’âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir ! mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons !!! Fabrice exagérait comme tout homme indigné. Au bout d’un quart d’heure d’attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient à arriver jusqu’à la rangée d’arbres à l’ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à s’orienter. Il regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules touffus : il crut se reconnaître. Il aperçut un corps d’infanterie qui passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en avant de lui. J’allais m’endormir, se dit-il ; il s’agit de n’être pas prisonnier et il se mit à marcher très vite. En avançant il fut rassuré, il reconnut l’uniforme, les régiments par lesquels il craignait d’être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.
Après la douleur morale d’avoir été si indignement trahi et volé, il en était une autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement : il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu’après avoir marché, ou plutôt couru pendant dix minutes, il s’aperçut que le corps d’infanterie, qui allait très vite aussi, s’arrêtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.
 Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain ?
 Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers !
Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun élan d’âmes amantes de la gloire qu’il s’était figuré d’après les proclamations de Napoléon. Il s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur le gazon ; il devint très pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s’était arrêté à dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s’approcha et lui jeta un morceau de pain ; puis, voyant qu’il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois ; il allait tomber de fatigue, et cherchait déjà de l’œil une place commode ; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d’abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantinière du matin ! Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.
 Marche encore, mon petit, lui dit-elle ; tu es donc blessé ? et ton beau cheval ? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. À peine dans la voiture, notre héros, excédé de fatigue, s’endormit profondément.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 1, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 74-80.

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La Sanseverina

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre VII, 1839
Après son escapade à Waterloo, Fabrice passe entre les mailles de la justice. Protégé par sa tante et son nouvel amant, le comte Mosca, premier ministre du duché de Parme, il est envoyé à Naples faire des études de théologie. À son retour à Parme, il retrouve sa tante qui entrevoit pour lui un avenir à la cour, et qui rêve de faire de lui l’évêque du duché. Lors de sa présentation au souverain, Fabrice fait forte impression, ce qui permet à Stendhal de mettre en scène le jeune homme, qui n’a rien d’un ecclésiastique. Même s’il professe des opinions absolutistes afin de plaire au duc, Fabrice, en digne représentant de la haute société, ne rêve que de la France qui le fascine. Comme de nombreux aristocrates, il est partagé entre le courant conservateur, qui préserve les intérêts de sa catégorie sociale, et sa fascination pour la Révolution et le libéralisme à la française, dont son éducation lui font comprendre les intérêts et les avantages. Ce paradoxe, également présent en France à la même époque, était violemment ressenti en Italie, où les élites profitaient de la domination autrichienne tout en désirant faire de la péninsule un royaume indépendant.

Ce fut en 1821, qu’ayant subi passablement tous ses examens, son directeur d’études ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme, à laquelle il songeait souvent. Il était Monsignore, et il avait quatre chevaux à sa voiture ; à la poste avant Parme, il n’en prit que deux, et dans la ville fit arrêter devant l’église de Saint-Jean. Là se trouvait le riche tombeau de l’archevêque Ascagne del Dongo, son arrière-grand-oncle, l’auteur de la Généalogie latine. Il pria auprès du tombeau, puis arriva à pied au palais de la duchesse qui ne l’attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientôt on la laissa seule.
 Eh bien ! es-tu contente de moi ? lui dit-il en se jetant dans ses bras ; grâce à toi, j’ai passé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu de m’ennuyer à Novare avec ma maîtresse autorisée par la police.
La duchesse ne revenait pas de son étonnement, elle ne l’eut pas reconnu à le voir passer dans la rue ; elle le trouvait ce qu’il était en effet, l’un des plus jolis hommes de l’Italie ; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l’avait envoyé à Naples avec la tournure d’un hardi casse-cou ; la cravache qu’il portait toujours alors semblait faire partie inhérente de son être ; maintenant il avait l’air le plus noble et le plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa première jeunesse. C’était un diamant qui n’avait rien perdu à être poli. Il n’y avait pas une heure que Fabrice était arrivé, lorsque le comte Mosca survint ; il arriva un peu trop tôt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme accordée à son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d’autres bienfaits dont il n’osait parler d’une façon aussi claire, avec une mesure si parfaite, que du premier coup d’œil le ministre le jugea favorablement. Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est fait pour orner toutes les dignités auxquelles vous voudrez l’élever par la suite. Tout allait à merveille jusque-là, mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-là attentif uniquement à ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. Ce jeune homme fait ici une étrange impression, se dit-il. Cette réflexion fut amère ; le comte avait atteint la cinquantaine, c’est un mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il était fort bon, fort digne d’être aimé, à ses sévérités près comme ministre. Mais, à ses yeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eût été capable de le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq années qu’il avait décidé la duchesse à venir à Parme, elle avait souvent excité sa jalousie, surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donné de sujet de plainte réel. Il croyait même, et il avait raison, que c’était dans le dessein de mieux s’assurer de son cœur que la duchesse avait eu recours à ces apparences de distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il était sûr, par exemple, qu’elle avait refusé les hommages du prince, qui même, à cette occasion, avait dit un mot instructif.
 Mais si j’acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la duchesse en riant, de quel front oser reparaître devant le comte ?
 Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher comte ! mon ami ! Mais c’est un embarras bien facile à tourner et auquel j’ai songé : le comte serait mis à la citadelle pour le reste de ses jours.
Au moment de l’arrivée de Fabrice, la duchesse fut tellement transportée de bonheur, qu’elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux pourraient donner au comte. L’effet fut profond et les soupçons sans remède.
Fabrice fut reçu par le prince deux heures après son arrivée ; la duchesse, prévoyant le bon effet que cette audience impromptue devait produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois : cette faveur mettait Fabrice hors de pair ; dès le premier instant le prétexte avait été qu’il ne faisait que passer à Parme pour aller voir sa mère en Piémont. Au moment où un petit billet charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s’ennuyait. Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate ou sournoise. Le commandant de la place avait déjà rendu compte de la première visite au tombeau de l’oncle archevêque. Le prince vit entrer un grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il eût pris pour quelque jeune officier.
Cette petite surprise chassa l’ennui : voilà un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il arrive, il doit être ému ; je m’en vais faire de la politique jacobine ; nous verrons un peu comment il répondra.
Après les premiers mots gracieux de la part du prince :
 Eh bien ! Monsignore, dit-il à Fabrice, les peuples de Naples sont-ils heureux ? Le roi est-il aimé ?
 Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant, j’admirais, en passant dans la rue, l’excellente tenue des soldats des divers régiments de S. M. le Roi ; la bonne compagnie est respectueuse envers ses maîtres comme elle doit l’être ; mais j’avouerai que de la vie je n’ai souffert que les gens des basses classes me parlassent d’autre chose que du travail pour lequel je les paie.
 Peste ! dit le prince, quel sacre ! voici un oiseau bien stylé, c’est l’esprit de la Sanseverina.
Piqué au jeu, le prince employa beaucoup d’adresse à faire parler Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animé par le danger, eut le bonheur de trouver des réponses admirables : c’est presque de l’insolence que d’afficher de l’amour pour son roi, disait-il, c’est de l’obéissance aveugle qu’on lui doit. À la vue de tant de prudence le prince eut presque de l’humeur ; il paraît que voici un homme d’esprit qui nous arrive de Naples, et je n’aime pas cette engeance ; un homme d’esprit a beau marcher dans les meilleurs principes et même de bonne foi, toujours par quelque côté il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau.
Le prince se trouvait comme bravé par les manières si convenables et les réponses tellement inattaquables du jeune échappé de collège ; ce qu’il avait prévu n’arrivait point ; en un clin d’œil il prit le ton de la bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusqu’aux grands principes des sociétés et du gouvernement, il débita, en les adaptant à la circonstance, quelques phrases de Fénelon qu’on lui avait fait apprendre par cœur dès l’enfance pour les audiences publiques.
 Ces principes vous étonnent, jeune homme, dit-il à Fabrice (il l’avait appelé monsignore au commencement de l’audience, et il comptait lui donner du monsignore en le congédiant, mais dans le courant de la conversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures pathétiques, de l’interpeller par un petit nom d’amitié) ; ces principes vous étonnent, jeune homme, j’avoue qu’ils ne ressemblent guère aux tartines d’absolutisme (ce fut le mot) que l’on peut lire tous les jours dans mon journal officiel… Mais, grand Dieu qu’est-ce que je vais vous citer là ? ces écrivains du journal sont pour vous bien inconnus.
 Je demande pardon à Votre Altesse Sérénissime ; non-seulement je lis le journal de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est à la fois un crime et une sottise. Le plus grand intérêt de l’homme, c’est son salut, il ne peut pas y avoir deux façons de voir à ce sujet, et ce bonheur-là doit durer une éternité. Les mots liberté, justice, bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et criminels : ils donnent aux esprits l’habitude de la discussion et de la méfiance. Une chambre des députés se défie de ce que ces gens-là appellent le ministère. Cette fatale habitude de la méfiance une fois contractée, la faiblesse humaine l’applique à tout, l’homme arrive à se méfier de la Bible, des ordres de l’Église, de la tradition, etc., etc., dès lors il est perdu. Quand bien même, ce qui est horriblement faux et criminel à dire, cette méfiance envers l’autorité des princes établis de Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt ou trente années de vie que chacun de nous peut prétendre, qu’est-ce qu’un demi-siècle ou un siècle tout entier, comparé à une éternité de supplices ? etc.
On voyait, à l’air dont Fabrice parlait, qu’il cherchait à arranger ses idées de façon à les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il était clair qu’il ne récitait pas une leçon.
Bientôt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les manières simples et graves le gênaient.
 Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu’on donne une excellente éducation dans l’Académie ecclésiastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on obtienne des résultats brillants. Adieu ; et il lui tourna le dos.
Je n’ai point plu à cet animal-là, se dit Fabrice.
Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu’il fut seul, si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose ; en ce cas il serait complet… Peut-on répéter avec plus d’esprit les leçons de la tante ? Il me semblait l’entendre parler ; s’il y avait une révolution chez moi, ce serait elle qui rédigerait le Moniteur, comme jadis la San-Felice à Naples ! Mais la San-Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut un peu pendue ! Avis aux femmes de trop d’esprit. En croyant Fabrice l’élève de sa tante, le prince se trompait : les gens d’esprit qui naissent sur le trône ou à côté perdent bientôt toute finesse de tact ; ils proscrivent, autour d’eux, la liberté de conversation qui leur paraît grossièreté ; ils ne veulent voir que des masques et prétendent juger de la beauté du teint ; le plaisant c’est qu’ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire ; il est vrai qu’il ne songeait pas deux fois par mois à tous ces grands principes. Il avait des goûts vifs, il avait de l’esprit, mais il avait la foi.
Le goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le dix-neuvième siècle s’est entiché, n’étaient à ses yeux qu’une hérésie qui passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup d’âmes, comme la peste tandis qu’elle règne dans une contrée tue beaucoup de corps. Et malgré tout cela Fabrice lisait avec délices les journaux français, et faisait même des imprudences pour s’en procurer.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 1, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 211-218.

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Le désespoir de la duchesse

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre XVI, 1839
Malgré sa situation de successeur de l’évêque de Parme, Fabrice, tout en fréquentant la cour et les salons, a vite pris pour maîtresse une actrice désargentée. Sans le vouloir, il a aussi éveillé la jalousie du comte Mosca, amoureux de la Sanseverina, qui de son côté refoule tant bien que mal l’amour incestueux qu’elle porte à son neveu. Quand Fabrice se bat et finit par tuer un rival amoureux, elle cherche désespérément à le faire acquitter, aidée par Mosca qui désire désespérément l’épouser. Après s’être d’abord enfui, Fabrice décide de revenir à Parme pour y être jugé. Il est immédiatement arrêté par les ennemis politiques du comte Mosca, qui cherchent à instrumentaliser l’affaire pour obtenir un changement de gouvernement. Fabrice est emprisonné au sommet de la sinistre tour Farnèse, tandis que la Sanseverina se résout à quitter Mosca et à utiliser sa connaissance de la cour et l’influence qu’elle a sur le duc pour faire libérer son neveu.

Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa prison, tout au faîte de la citadelle de Parme ; on le garde bien, et nous l’y retrouverons peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, où des intrigues fort compliquées, et surtout les passions d’une femme malheureuse vont décider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison à la tour Farnèse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment, trouva qu’il n’avait pas le temps de songer au malheur.
En rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, la duchesse renvoya ses femmes d’un geste ; puis, se laissant tomber tout habillée sur son lit : Fabrice, s’écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-être à cause de moi ils lui donneront du poison ! Comment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation présente, et, sans se l’avouer, éperdument amoureuse du jeune prisonnier ? Ce furent des cris inarticulés, des transports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu’elle allait éclater en sanglots dès qu’elle se trouverait seule ; mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manquèrent tout à fait. La colère, l’indignation, le sentiment de son infériorité vis-à-vis du prince, dominaient trop cette âme altière.
Suis-je assez humiliée ! s’écriait-elle à chaque instant ; on m’outrage, et, bien plus, on expose la vie de Fabrice et je ne me vengerais pas ! Halte-là, mon prince ! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir ; mais ensuite moi j’aurai votre vie. Hélas ! pauvre Fabrice, à quoi cela te servira-t-il ? Quelle différence avec ce jour où je voulus quitter Parme ! et pourtant alors je me croyais malheureuse… quel aveuglement ! J’allais briser toutes les habitudes d’une vie agréable : hélas ! sans le savoir, je touchais à un événement qui allait à jamais décider de mon sort. Si, par ses infâmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n’eût supprimé le mot procédure injuste dans ce fatal billet que m’accordait la vanité du prince, nous étions sauvés. J’avais eu le bonheur plus que l’adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa chère ville de Parme. Alors je menaçais de partir, alors j’étais libre ! Grand Dieu ! suis-je assez esclave ! Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, et Fabrice enchaîné dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingués a été l’antichambre de la mort ! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir quitter son repaire !
Il a trop d’esprit pour ne pas sentir que je ne m’éloignerai jamais de la tour infâme où mon cœur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de cet homme peut lui suggérer les idées les plus singulières ; leur cruauté bizarre ne ferait que piquer au jeu son étonnante vanité. S’il revient à ses anciens propos de fade galanterie, s’il me dit : Agréez les hommages de votre esclave, ou Fabrice périt : eh bien ! la vieille histoire de Judith… Oui, mais si ce n’est qu’un suicide pour moi, c’est un assassinat pour Fabrice ; le benêt de successeur, notre prince royal, et l’infâme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.
La duchesse jeta des cris : cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de sortir torturait ce cœur malheureux. Sa tête troublée ne voyait aucune autre probabilité dans l’avenir. Pendant dix minutes elle s’agita comme une insensée ; enfin un sommeil d’accablement remplaça pour quelques instants cet état horrible, la vie était épuisée. Quelques minutes après, elle se réveilla en sursaut, et se trouva assise sur son lit ; il lui semblait qu’en sa présence le prince voulait faire couper la tête à Fabrice. Quels yeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d’elle ! Quand enfin elle se fut convaincue qu’elle n’avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit et fut sur le point de s’évanouir. Sa faiblesse physique était telle qu’elle ne se sentait pas la force de changer de position. Grand Dieu ! si je pouvais mourir ! se dit-elle… Mais quelle lâcheté ! moi abandonner Fabrice dans le malheur ! Je m’égare… Voyons, revenons au vrai ; envisageons de sang-froid l’exécrable position où je me suis plongée comme à plaisir. Quelle funeste étourderie ! venir habiter la cour d’un prince absolu ! un tyran qui connaît toutes ses victimes ! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. Hélas ! c’est ce que ni le comte ni moi nous ne vîmes lorsque je quittai Milan : je pensais aux grâces d’une cour aimable ; quelque chose d’inférieur, il est vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du prince Eugène !
De loin nous ne nous faisons pas d’idée de ce que c’est que l’autorité d’un despote qui connaît de vue tous ses sujets. La forme extérieure du despotisme est la même que celle des autres gouvernements : il y a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi ; le monstre, il ne trouverait rien d’extraordinaire à faire pendre son père si le prince le lui ordonnait… il appellerait cela son devoir… Séduire Rassi ! malheureuse que je suis ! je n’en possède aucun moyen. Que puis-je lui offrir ? cent mille francs peut-être ! et l’on prétend que, lors du dernier coup de poignard auquel la colère du ciel envers ce malheureux pays l’a fait échapper, le prince lui a envoyé dix mille sequins d’or dans une cassette ! D’ailleurs quelle somme d’argent pourrait le séduire ? Cette âme de boue, qui n’a jamais vu que du mépris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d’y voir maintenant de la crainte, et même du respect ; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas ? Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement que lui-même tremble devant le souverain.
Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j’y sois utile à Fabrice : vivre seule, solitaire, désespérée ! que puis-je alors pour Fabrice ? Allons, marche, malheureuse femme ; fais ton devoir ; va dans le monde, feins de ne plus penser à Fabrice… Feindre de t’oublier, cher ange !
À ce mot, la duchesse fondit en larmes ; enfin, elle pouvait pleurer. Après une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses idées commençaient à s’éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me réfugier avec lui dans quelque pays heureux, où nous ne puissions être poursuivis, Paris, par exemple. Nous y vivrions d’abord avec les douze cents francs que l’homme d’affaires de son père me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des débris de ma fortune ! L’imagination de la duchesse passait en revue avec des moments d’inexprimables délices tous les détails de la vie qu’elle mènerait à trois cents lieues de Parme. Là, se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un nom supposé… Placé dans un régiment de ces braves Français, bientôt le jeune Valserra aurait une réputation ; enfin il serait heureux.
Ces images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part ! Cet état dura longtemps : la pauvre femme avait horreur de revenir à la contemplation de l’affreuse réalité. Enfin, comme l’aube du jour commençait à marquer d’une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille ; il sera question d’agir, et s’il m’arrive quelque chose d’irritant, si le prince s’avise de m’adresser quelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai prendre des résolutions.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 2, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 59-65.

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La tour Farnèse

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre XVIII, 1839
Emprisonné au sommet de la tour Farnèse, Fabrice a le bonheur de réaliser que, de sa cellule, il aperçoit la fenêtre de la chambre de Clélia, dont il a gardé le souvenir depuis leur première rencontre à Milan quelques années plus tôt. La fille du général Conti, le commandant de la forteresse qui veut sa perte et qui aspire à succéder au comte Mosca, va discrètement communiquer avec lui, tout en le protégeant des tentatives d’empoisonnement. Malgré les conditions de détention atroces, Fabrice n’aura jamais été aussi heureux qu’en prison. Clélia et Fabrice vont finir par tomber sincèrement amoureux l’un de l’autre, mais quand la Sanseverina tentera d’empoisonner le général Conti pour faire évader Fabrice, elle fera le vœu de ne plus jamais le voir si le Ciel épargne la vie de son père.

Est-il possible que ce soit là la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trévise au mont Viso, la chaîne si étendue des Alpes, les pics couverts de neige, les étoiles, etc., et une première nuit en prison encore ! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cette solitude aérienne ; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre lui appartiennent, je la verrai. Rougira-t-elle en m’apercevant ? Ce fut en discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.
[…]
Mais enfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu’elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l’air gêné, comme ceux de quelqu’un qui se sent regardé. Quand elle l’aurait voulu, la pauvre fille n’aurait pas pu oublier le sourire si fin qu’elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, au moment où les gendarmes l’emmenaient du corps de garde.
Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus grand soin, au moment où elle s’approcha de la fenêtre de la volière, elle rougit fort sensiblement. La première pensée de Fabrice, collé contre les barreaux de fer de sa fenêtre, fut de se livrer à l’enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit ; puis la seule idée de ce manque de délicatesse lui fit horreur. Je mériterais que pendant huit jours elle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme de chambre. Cette idée délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.
Il la suivait ardemment des yeux : Certainement, se disait-il, elle va s’en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre, et pourtant elle est bien en face. Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice, grâce à sa position plus élevée, apercevait fort bien, Clélia ne put s’empêcher de le regarder du haut de l’œil, tout en marchant, et c’en fut assez pour que Fabrice se crût autorisé à la saluer. Ne sommes-nous pas seuls au monde ici ? se dit-il pour s’en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux ; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement ; et évidemment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant, mais elle ne put imposer silence à ses yeux ; sans qu’elle le sût probablement, ils exprimèrent un instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu’elle rougissait tellement que la teinte rose s’étendait rapidement jusque sur le haut des épaules, dont la chaleur venait d’éloigner, en arrivant à la volière, un châle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice répondit à son salut redoubla le trouble de la jeune fille. Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois !
Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son départ ; mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux placés le plus près de la porte. Elle sortit enfin ; Fabrice restait immobile à regarder la porte par laquelle elle venait de disparaître ; il était un autre homme.
Dès ce moment l’unique objet de ses pensées fut de savoir comment il pourrait parvenir à continuer de la voir, même quand on aurait posé cet horrible abat-jour devant la fenêtre qui donnait sur le palais du gouverneur.
La veille au soir, avant de se coucher, il s’était imposé l’ennui fort long de cacher la meilleure partie de l’or qu’il avait, dans plusieurs des trous de rats qui ornaient sa chambre de bois. Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N’ai-je pas entendu dire qu’avec de la patience et un ressort de montre ébréché on peut couper le bois et même le fer ? Je pourrai donc scier cet abat-jour. Ce travail de cacher la montre, qui dura de grandes heures, ne lui sembla point long ; il songeait aux différents moyens de parvenir à son but, et à ce qu’il savait faire en travaux de menuiserie. Si je sais m’y prendre, se disait-il, je pourrai couper bien carrément un compartiment de la planche de chêne qui formera l’abat-jour, vers la partie qui reposera sur l’appui de la fenêtre ; j’ôterai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances ; je donnerai tout ce que je possède à Grillo afin qu’il veuille bien ne pas s’apercevoir de ce petit manège. Tout le bonheur de Fabrice était désormais attaché à la possibilité d’exécuter ce travail, et il ne songeait à rien autre. Si je parviens seulement à la voir, je suis heureux… Non pas, se dit-il, il faut aussi qu’elle voie que je la vois. Pendant toute la nuit, il eut la tête remplie d’inventions de menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule fois à la cour de Parme, à la colère du prince, etc., etc. Nous avouerons qu’il ne songea pas davantage à la douleur dans laquelle la duchesse devait être plongée. Il attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus : apparemment qu’il passait pour libéral dans la prison ; on eut soin d’en envoyer un autre à mine rébarbative, lequel ne répondit jamais que par un grognement de mauvais augure à toutes les choses agréables que l’esprit de Fabrice cherchait à lui adresser. Quelques-unes des nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec Fabrice avaient été dépistées par les nombreux agents de la marquise Raversi, et, par elle, le général Fabio Conti était journellement averti, effrayé, piqué d’amour-propre. Toutes les huit heures, six soldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cents colonnes du rez-de-chaussée ; de plus, le gouverneur établit un geôlier de garde à chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul qui vît le prisonnier, fut condamné à ne sortir de la tour Farnèse que tous les huit jours, ce dont il se montra fort contrarié. Il fit sentir son humeur à Fabrice, qui eut le bon esprit de ne répondre que par ces mots : Force nébieu d’Asti, mon ami, et il lui donna de l’argent.
 Eh bien ! même cela, qui nous console de tous les maux, s’écria Grillo indigné, d’une voix à peine assez élevée pour être entendu du prisonnier, on nous défend de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends ; du reste, argent perdu ; je ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute la citadelle est sens dessus dessous à cause de vous ; les belles menées de madame la duchesse ont déjà fait renvoyer trois d’entre nous.
L’abat-jour sera-t-il prêt avant midi ? Telle fut la grande question qui fit battre le cœur de Fabrice pendant toute cette longue matinée ; il comptait tous les quarts d’heure qui sonnaient à l’horloge de la citadelle. Enfin, comme les trois quarts après onze heures sonnaient, l’abat-jour n’était pas encore arrivé ; Clélia reparut donnant des soins à ses oiseaux. La cruelle nécessité avait fait faire de si grands pas à l’audace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait tellement au-dessus de tout, qu’il osa, en regardant Clélia, faire avec le doigt le geste de scier l’abat-jour ; il est vrai qu’aussitôt après avoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle salua à demi, et se retira.
Hé quoi ! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour voir une familiarité ridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse nécessité ? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la fenêtre de la prison, même quand elle la trouvera masquée par un énorme volet de bois : je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir à la voir. Grand Dieu ! est-ce qu’elle ne viendra pas demain à cause de ce geste indiscret ? Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se vérifia complètement le lendemain ; Clélia n’avait pas paru à trois heures, quand on acheva de poser devant les fenêtres de Fabrice les deux énormes abat-jour ; les diverses pièces en avaient été élevées, à partir de l’esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies attachées par dehors aux barreaux de fer des fenêtres. Il est vrai que, cachée derrière une persienne de son appartement, Clélia avait suivi avec angoisse tous les mouvements des ouvriers ; elle avait fort bien vu la mortelle inquiétude de Fabrice, mais n’en avait pas moins eu le courage de tenir la promesse qu’elle s’était faite.
[…]
Le soir de ce jour où il n’avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande idée : avec la croix de fer du chapelet que l’on distribue à tous les prisonniers à leur entrée en prison, il commença, et avec succès, à percer l’abat-jour. C’est peut-être une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n’ont-ils pas dit devant moi que, dès demain, ils seront remplacés par les ouvriers peintres ? Que diront ceux-ci s’ils trouvent l’abat-jour de la fenêtre percé ? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi ! par ma faute je resterais un jour sans la voir ! et encore quand elle m’a quitté fâchée ! L’imprudence de Fabrice fut récompensée ; après quinze heures de travail, il vit Clélia, et, par excès de bonheur, comme elle ne croyait point être aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard fixé sur cet immense abat-jour ; il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la visite elle négligeait même évidemment les soins à donner à ses oiseaux, pour rester des minutes entières immobile à contempler la fenêtre. Son âme était profondément troublée ; elle songeait à la duchesse dont l’extrême malheur lui avait inspiré tant de pitié, et cependant elle commençait à la haïr. Elle ne comprenait rien à la profonde mélancolie qui s’emparait de son caractère, elle avait de l’humeur contre elle-même. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l’impatience de chercher à ébranler l’abat-jour ; il lui semblait qu’il n’était pas heureux tant qu’il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu’il la voyait. Cependant, se disait-il, si elle savait que je l’aperçois avec autant de facilité, timide et réservée comme elle l’est, sans doute elle se déroberait à mes regards.
Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misères l’amour ne fait-il pas son bonheur !) : pendant qu’elle regardait tristement l’immense abat-jour, il parvint à faire passer un petit morceau de fil de fer par l’ouverture que la croix de fer avait pratiquée, et il lui fit des signes qu’elle comprit évidemment, du moins dans ce sens qu’ils voulaient dire : je suis là et je vous vois.
Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à l’abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que l’on pourrait remettre à volonté et qui lui permettrait de voir et d’être vu, c’est-à-dire de parler, par signes du moins, de ce qui se passait dans son âme ; mais il se trouva que le bruit de la petite scie fort imparfaite qu’il avait fabriquée avec le ressort de sa montre ébréché par la croix inquiétait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sévérité de Clélia semblait diminuer à mesure qu’augmentaient les difficultés matérielles qui s’opposaient à toute correspondance ; Fabrice observa fort bien qu’elle n’affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de présence à l’aide de son chétif morceau de fil de fer ; il avait le plaisir de voir qu’elle ne manquait jamais à paraître dans la volière au moment précis où onze heures trois quarts sonnaient, et il eut presque la présomption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi ? cette idée ne semble pas raisonnable mais l’amour observe des nuances invisibles à l’œil indifférent, et en tire des conséquences infinies. Par exemple, depuis que Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque immédiatement en entrant dans la volière, elle levait les yeux vers sa fenêtre. C’était dans ses journées funèbres où personne dans Parme ne doutait que Fabrice ne fût bientôt mis à mort : lui seul l’ignorait ; mais cette affreuse idée ne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des reproches du trop d’intérêt qu’elle portait à Fabrice ? il allait périr ! et pour la cause de la liberté ! car il était trop absurde de mettre à mort un del Dongo pour un coup d’épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme était attaché à une autre femme ! Clélia était profondément malheureuse, et sans s’avouer bien précisément le genre d’intérêt qu’elle prenait à son sort : Certes, se disait-elle, si on le conduit à la mort, je m’enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne reparaîtrai dans cette société de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis !
Le huitième jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte : elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes pensées, l’abat-jour qui cachait la fenêtre du prisonnier ; ce jour-là il n’avait encore donné aucun signe de présence : tout à coup un petit morceau d’abat-jour, plus grand que la main, fut retiré par lui ; il la regarda d’un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cette épreuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit à les soigner ; mais elle tremblait au point qu’elle versait l’eau qu’elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son émotion ; elle ne put supporter cette situation, et prit le parti de se sauver en courant.
Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec quels transports il eût refusé la liberté, si on la lui eût offerte en cet instant !

 

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 2, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 116-132.

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Les retrouvailles de Fabrice et Clélia

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre XXIII, 1839
La toute fin du roman voit un changement complet de situation. Le duc de Parme est mort, et son jeune fils, amoureux de la Sanseverina, a fini par acquitter Fabrice. Le comte Mosca a quitté son ministère et a épousé la Sanseverina. Clélia s’est mariée avec le marquis Crescenzi. Fidèle à son serment, elle n’a plus cherché à voir Fabrice qu’elle a parfois dû saluer à la cour. Devenu un prédicateur célèbre, Fabrice attire des foules dans l’église où il prêche, en espérant que Clélia viendra un jour assister à l’un de ses sermons. Celle-ci finira par céder à sa curiosité et à son désir, ce qui leur permettra de renouer le fil de leur relation. Mais elle ne voudra plus le rencontrer que dans l’obscurité. Les dernières années des personnages, leur sort tragique et même leur mort, sont ensuite résumés en quelques paragraphes par Stendhal.

Fabrice reçut un billet ainsi conçu :
« On compte sur votre honneur ; cherchez quatre braves de la discrétion desquels vous soyez sûr, et demain, au moment où minuit sonnera à la Steccata, trouvez-vous près d’une petite porte qui porte le numéro 19, dans la rue Saint-Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez pas seul. »
En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genoux et fondit en larmes : Enfin, s’écria-t-il, après quatorze mois et huit jours ! Adieu les prédications.
Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-là, les cœurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte indiquée dans le billet n’était autre que celle de l’orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d’un pas rapide, il passait près de cette porte, lorsqu’à son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d’un ton très bas :
 Entre ici, ami de mon cœur.
Fabrice entra avec précaution et se trouva à la vérité dans l’orangerie, mais vis-à-vis une fenêtre fortement grillée et élevée, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L’obscurité était profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu’il sentit une main, passée à travers les barreaux, prendre la sienne et la porter à des lèvres qui lui donnèrent un baiser.
 C’est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire que je t’aime, et pour te demander si tu veux m’obéir.
On peut juger de la réponse, de la joie, de l’étonnement de Fabrice ; après les premiers transports, Clélia lui dit :
 J’ai fait vœu à la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir ; c’est pourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me forçais à te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d’abord, je ne veux pas que tu prêches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que c’est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.
 Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit ; je n’ai prêché que dans l’espoir qu’un jour je te verrais.
 Ne parle pas ainsi, songe qu’il ne m’est pas permis, à moi, de te voir.
Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois années.


À l’époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps que le comte Mosca était de retour à Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais.
Après ces trois années de bonheur divin, l’âme de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit garçon de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mère ; il était toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi ; Fabrice, au contraire, ne le voyait presque jamais ; il ne voulut pas qu’il s’accoutumât à chérir un autre père. Il conçut le dessein d’enlever l’enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.

[…]


 D’après ce vœu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour à Clélia, je suis obligé de vivre constamment seul, n’ayant d’autre distraction que le travail ; et encore le travail me manque. Au milieu de cette façon sévère et triste de passer les longues heures de chaque journée, une idée s’est présentée, qui fait mon tourment et que je combats en vain depuis six mois ; mon fils ne m’aimera point ; il ne m’entend jamais nommer. Élevé au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, à peine s’il me connaît. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe à sa mère, dont il me rappelle la beauté céleste et que je ne puis regarder, et il doit me trouver une figure sérieuse, ce qui, pour les enfants, veut dire triste.
 Eh bien ! dit la marquise, où tend tout ce discours qui m’effraye ?
 À ravoir mon fils ; je veux qu’il habite avec moi ; je veux le voir tous les jours, je veux qu’il s’accoutume à m’aimer ; je veux l’aimer moi-même à loisir. Puisqu’une fatalité unique au monde veut que je sois privé de ce bonheur dont jouissent tant d’âmes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j’adore, je veux du moins avoir auprès de moi un être qui te rappelle à mon cœur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont à charge dans ma solitude forcée ; tu sais que l’ambition a toujours été un mot vide pour moi, depuis l’instant où j’eus le bonheur d’être écroué par Barbone, et tout ce qui n’est pas sensation de l’âme me semble ridicule dans la mélancolie qui loin de toi m’accable.
On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l’âme de la pauvre Clélia ; sa tristesse fut d’autant plus profonde qu’elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu’à mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son vœu. Alors elle eût reçu Fabrice de jour comme tout autre personnage de la société, et sa réputation de sagesse était trop bien établie pour qu’on en médît. Elle se disait qu’avec beaucoup d’argent elle pourrait se faire relever de son vœu ; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-être le ciel irrité la punirait de ce nouveau crime.
D’un autre côté, si elle consentait à céder au désir si naturel de Fabrice, si elle cherchait à ne pas faire le malheur de cette âme tendre qu’elle connaissait si bien, et dont son vœu singulier compromettait si étrangement la tranquillité, quelle apparence d’enlever le fils unique d’un des plus grands seigneurs d’Italie sans que la fraude fût découverte ? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes énormes, se mettrait lui-même à la tête des recherches, et tôt ou tard l’enlèvement serait connu. Il n’y avait qu’un moyen de parer à ce danger, il fallait envoyer l’enfant au loin, à Édimbourg, par exemple, ou à Paris ; mais c’est à quoi la tendresse d’une mère ne pouvait se résoudre. L’autre moyen proposé par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de cette mère éperdue ; il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie ; l’enfant serait de plus en plus mal, enfin il viendrait à mourir pendant une absence du marquis Crescenzi.
Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu’à la terreur, causa une rupture qui ne put durer.
Clélia prétendait qu’il ne fallait pas tenter Dieu ; que ce fils si chéri était le fruit d’un crime, et que, si encore l’on irritait la colère céleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer à lui. Fabrice reparlait de sa destinée singulière : L’état que le hasard m’a donné, disait-il à Clélia, et mon amour m’obligent à une solitude éternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confrères, avoir les douceurs d’une société intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l’obscurité, ce qui réduit à des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.
Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade ; mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu’il lui demandait. En apparence, Sandrino tomba malade ; le marquis se hâta de faire appeler les médecins les plus célèbres, et Clélia rencontra dès cet instant un embarras terrible qu’elle n’avait pas prévu ; il fallait empêcher cet enfant adoré de prendre aucun des remèdes ordonnés par les médecins ; ce n’était pas une petite affaire.
L’enfant, retenu au lit plus qu’il ne fallait pour sa santé, devint réellement malade. Comment dire au médecin la cause de ce mal ? Déchirée par deux intérêts contraires et si chers, Clélia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir à une guérison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d’une feinte si longue et si pénible ? Fabrice, de son côté, ne pouvait ni se pardonner la violence qu’il exerçait sur le cœur de son amie, ni renoncer à son projet. Il avait trouvé le moyen d’être introduit toutes les nuits auprès de l’enfant malade, ce qui avait amené une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé de la voir à la clarté des bougies, ce qui semblait au pauvre cœur malade de Clélia un péché horrible et qui présageait la mort de Sandrino. C’était en vain que les casuistes les plus célèbres, consultés sur l’obéissance à un vœu, dans le cas où l’accomplissement en serait évidemment nuisible, avaient répondu que le vœu ne pouvait être considéré comme rompu d’une façon criminelle, tant que la personne engagée par une promesse envers la Divinité s’abstenait non pour un vain plaisir des sens, mais pour ne pas causer un mal évident. La marquise n’en fut pas moins au désespoir, et Fabrice vit le moment où son idée bizarre allait amener la mort de Clélia et celle de son fils.
Il eut recours à son ami intime, le comte Mosca, qui, tout vieux ministre qu’il était, fut attendri de cette histoire d’amour qu’il ignorait en grande partie.
 Je vous procurerai l’absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins : quand la voulez-vous ?
À quelque temps de là, Fabrice vint dire au comte que tout était préparé pour que l’on pût profiter de l’absence.
Deux jours après, comme le marquis revenait à cheval d’une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par une vengeance particulière, l’enlevèrent, sans le maltraiter en aucune façon, et le placèrent dans une barque, qui employa trois jours à descendre le Pô et à faire le même voyage que Fabrice avait exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti. Le quatrième jour, les brigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô, après avoir eu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais à Parme ; il le trouva tendu de noir et tout son monde dans la désolation.
Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste : Sandrino, établi en secret dans une grande et belle maison où la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Clélia se figura qu’elle était frappée par une juste punition, pour avoir été infidèle à son vœu à la Madone : elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino ! Elle ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.
Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide ; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait beaucoup à réparer.
Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs à chacun de ses domestiques, et se réservait, pour lui-même, une pension égale ; il donnait des terres, valant 100.000 livres de rente à peu près, à la comtesse Mosca ; pareille somme à la marquise del Dongo, sa mère, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, à l’une de ses sœurs mal mariée. Le lendemain après avoir adressé à qui de droit, la démission de son archevêché et de toutes les places dont l’avaient successivement comblé la faveur d’Ernest V et l’amitié du premier ministre, il se retira à la Chartreuse de Parme, située dans les bois voisins du Pô, à deux lieues de Sacca.
La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari reprît le ministère, mais jamais elle n’avait voulu consentir à rentrer dans les états d’Ernest V. Elle tenait sa cour à Vignano, à un quart de lieue de Casal Maggiore, sur la rive gauche du Pô, et par conséquent dans les états de l’Autriche, Dans ce magnifique palais de Vignano, que le comte lui avait fait bâtir, elle recevait les jeudis toute la haute société de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n’eût pas manqué un jour de venir à Vignano. La comtesse en un mot réunissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne passa qu’une année dans sa Chartreuse.
Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grands-ducs de Toscane.
TO THE HAPPY FEW

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 1, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 422-432.

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