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Anthologie

Le Rouge et le Noir dans le texte

Une soirée à la campagne

Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre IX, 1830
Engagé comme précepteur des enfants de M. et Mme de Rênal, Julien se fait accepter par les habitants du château et commence à s’habituer aux manières de l’aristocratie. Il en vient peu à peu à désirer séduire Mme de Rênal, et considère chacun des signes qu’elle lui adresse comme une véritable victoire militaire.

Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rênal, étaient singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à Mme de Rênal ; elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.
La présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.
Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.
Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.
On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.
Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.
Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.
Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.
Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que madame Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de madame de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : Si madame de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.
Au moment où madame Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait.
Madame de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d’une voix mourante :
« Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien. »
Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême : il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que madame Derville, fatiguée du vent qui commençait à s’élever, et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête à tête avec madame de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir ; mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à madame de Rênal. Quelques légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti.
Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant madame Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, un peu amusant. Pour madame de Rênal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien ; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul, que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré ; madame de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c’eût été entre eux une chose convenue.
Minuit était sonné depuis longtemps ; il fallut enfin quitter le jardin ; on se sépara. Madame de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante, qu’elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur.
 

Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Le Divan, 1927, pp. 92-97.

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L’hôtel de La Mole

Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre XXXIV, 1830
Après son départ de Verrières, Julien part au séminaire de Besançon avant de « monter » à Paris où il devient secrétaire du marquis de La Mole, un grand personnage proche de la cour. Admis dans son salon et dans le cercle de leurs intimes, il observe les mœurs et la morgue de la noblesse d’Ancien Régime, pour qui la naissance se substitue au mérite.

Si tout semblait étrange à Julien, dans le noble salon de l’hôtel de La Mole, ce jeune homme, pâle et vêtu de noir, semblait à son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole proposa à son mari de l’envoyer en mission les jours où l’on avait à dîner certains personnages.
 J’ai envie de pousser l’expérience jusqu’au bout, répondit le marquis. L’abbé Pirard prétend que nous avons tort de briser l’amour-propre des gens que nous admettons auprès de nous. On ne s’appuie que sur ce qui résiste, etc. Celui-ci n’est inconvenant que par sa figure inconnue, c’est du reste un sourd-muet.
Pour que je puisse m’y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j’écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon.
Il plaça en première ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui faisaient la cour à tout hasard, le croyant protégé par un caprice du marquis. C’étaient de pauvres hères, plus ou moins plats ; mais il faut le dire à la louange de cette classe d’hommes, telle qu’on la trouve aujourd’hui dans les salons de l’aristocratie, ils n’étaient pas plats également pour tous. Tel d’entre eux se fût laissé malmener par le marquis, qui se fût révolté contre un mot dur à lui adressé par Mme de La Mole.
Il y avait trop de fierté et trop d’ennui au fond du caractère des maîtres de la maison ; ils étaient trop accoutumés à outrager pour se désennuyer, pour qu’ils pussent espérer de vrais amis. Mais, excepté les jours de pluie et dans les moments d’ennui féroce, qui étaient rares, on les trouvait toujours d’une politesse parfaite.
Si les cinq ou six complaisants qui témoignaient une amitié si paternelle à Julien eussent déserté l’hôtel de La Mole, la marquise eût été exposée à de grands moments de solitude ; et, aux yeux des femmes de ce rang, la solitude est affreuse : c’est l’emblème de la disgrâce.
Le marquis était parfait pour sa femme ; il veillait à ce que son salon fût suffisamment garni ; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux collègues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez amusants pour y être admis comme subalternes.
Ce ne fut que bien plus tard que Julien pénétra ces secrets. La politique dirigeante qui fait l’entretien des maisons bourgeoises n’est abordée dans celles de la classe du marquis que dans les instants de détresse.
Tel est encore, même dans ce siècle ennuyé, l’empire de la nécessité de s’amuser, que même les jours de dîners, à peine le marquis avait-il quitté le salon, que tout le monde s’enfuyait. Pourvu qu’on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protégés par la cour, ni de tout ce qui est établi ; pourvu qu’on ne dît du bien ni de Béranger, ni des journaux de l’opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler ; pourvu surtout qu’on ne parlât jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout.
Il n’y a pas de cent mille écus de rentes, ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait une grossièreté. Malgré le bon ton, la politesse parfaite, l’envie d’être agréable, l’ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui fît soupçonner une pensée, ou de trahir quelque lecture prohibée, se taisaient après quelques mots bien élégants sur Rossini et le temps qu’il faisait.
Julien observa que la conversation était ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l’émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de rente ; quatre tenaient pour la Quotidienne, et trois pour la Gazette de France. L’un d’eux avait tous les jours à raconter quelque anecdote du Château où le mot admirable n’était pas épargné. Julien remarqua qu’il avait cinq croix, les autres n’en avaient en général que trois.
En revanche, on voyait dans l’antichambre dix laquais en livrée ; et toute la soirée, on avait des glaces ou du thé tous les quarts d’heure ; et, sur le minuit, une espèce de souper avec du vin de Champagne.
C’était la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu’à la fin ; du reste, il ne comprenait presque pas que l’on pût écouter sérieusement la conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement doré. Quelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mêmes ne se moquaient pas de ce qu’ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais par cœur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux.
Julien n’était pas le seul à s’apercevoir de l’asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces ; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soirée : Je sors de l’hôtel de La Mole, où j’ai su que la Russie, etc.
Julien apprit, d’un des complaisants, qu’il n’y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt années, en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-préfet depuis la Restauration.
Ce grand événement avait retrempé le zèle de tous ces messieurs ; ils se seraient fâchés de bien peu de chose auparavant, ils ne se fâchèrent plus de rien. Rarement le manque d’égards était direct, mais Julien avait déjà surpris à table deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d’eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout ce qui n’était pas issu de gens montant dans les carrosses du roi. Julien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur figure l’expression du sérieux profond mêlé de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Le Divan, 1927, pp.46 -50.

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Serait-ce un Danton ?

Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre XLII, 1830
Après être tombée amoureuse de Julien et avoir passé une nuit avec lui, Mathilde s’applique à réfléchir à ce qui le rend si fascinant à ses yeux, et à ce qui le distingue des autres membres du salon de l’hôtel de La Mole. Elle s’aperçoit que, contrairement à son frère Norbert ou au marquis de Croisenois, Julien est brillant et ambitieux. Il n’a pas appris à voiler ses qualités sous un vernis de bonne éducation, et son ambition dévorante se devine aisément sous son air faussement modeste. Dans un salon rempli de gens bien nés, ce roturier détonne. Elle se rend compte qu’en cas de Révolution, Julien, jouant de son charisme, saisirait sans nul doute sa chance pour s’élever socialement en escaladant les ruines de l’ancienne société aristocratique, à l’image des tribuns de la Révolution française.

Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l’homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière ? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux le comble de l’audace, et encore ne savent-ils marcher qu’en troupe. Dès qu’ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.
Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres ! il méprise les autres ; c’est pour cela que je ne le méprise pas.
Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu’une sottise vulgaire, une mésalliance plate ; je n’en voudrais pas ; il n’aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement.
Mlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s’en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin qu’elle les piqua.
 Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d’énergie, s’écria son frère ; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.
Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l’énergie. Ce n’est au fond que la peur de rencontrer l’imprévu, que la crainte de rester court en présence de l’imprévu…
Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui par malheur est mort en 1816.
Il n’y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y a deux partis.
Sa fille avait compris cette idée.
 Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et après on vous dira : Ce n’était pas un loup, ce n’en était que l’ombre.
Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur ; il l’inquiéta beaucoup ; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.
Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère ; je veux voir la réponse qu’il y fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.
Ce serait un Danton ! ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Eh bien ! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère ? Il est écrit d’avance : La résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d’être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l’arrêter, pour peu qu’il eût l’espérance de se sauver. Il n’a pas peur d’être de mauvais goût, lui.
Ce dernier mot la rendit pensive ; il réveillait de pénibles souvenirs, et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l’air prêtre : humble et hypocrite.
Mais, reprit-elle tout à coup, l’œil brillant de joie, l’amertume et la fréquence de leurs plaisanteries prouvent, en dépit d’eux, que c’est l’homme le plus distingué que nous ayons vu cet hiver. Qu’importent ses défauts, ses ridicules ? Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux d’ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu’il est pauvre et qu’il a étudié pour être prêtre, eux sont chefs d’escadron, et n’ont pas eu besoin d’études ; c’est plus commode.
Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et de cette physionomie de prêtre, qu’il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous peine de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de prêtre, il ne l’a plus dès que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu’ils croient fin et imprévu, leur premier regard n’est-il pas pour Julien ? je l’ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins d’être interrogé. Ce n’est qu’à moi qu’il adresse la parole, il me croit l’âme haute. Il ne répond à leurs objections que juste autant qu’il faut pour être poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entières, il n’est pas sûr de ses idées tant que j’y trouve la moindre objection. Enfin tout cet hiver nous n’avons pas eu de coups de fusil ; il ne s’est agi que d’attirer l’attention par des paroles. Eh bien, mon père, homme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise, que les dévotes amies de ma mère.
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux ; il passait sa vie dans son écurie et souvent y déjeunait. Cette grande passion, jointe à l’habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de considération parmi ses amis, c’était l’aigle de ce petit cercle.
Dès qu’il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole, Julien n’étant point présent, M. de Caylus, soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans à-propos, et presque au premier moment où il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d’une lieue, et en fut charmée.
Les voilà tous ligués, se dit-elle, contre un homme de génie qui n’a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur répondre qu’autant qu’il est interrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des épaulettes ?
Jamais elle n’avait été plus brillante. Dès les premières attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut éteint :
 Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté, dit-elle à M. de Caylus, s’aperçoive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs ; dans six mois il est officier de housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère n’est plus un ridicule. Je vous vois réduit, monsieur le duc futur, à cette ancienne mauvaise raison : la supériorité de la noblesse de cour sur la noblesse de province. Mais que vous restera-t-il si je veux vous pousser à bout, si j’ai la malice de donner pour père à Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon et qui, par scrupule de conscience, le reconnaît à son lit de mort ?
Toutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées d’assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce qu’ils virent dans le raisonnement de Mathilde.
 

Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Le Divan, 1927, pp. 153-159.

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Un orage

Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre LXV, 1830
Enceinte, Mathilde avoue à son père sa liaison avec Julien. D’abord furieux, le marquis de La Mole décide de sauver l’honneur de sa famille en donnant à Julien un nom noble, de l’argent, et une place d’officier dans l’armée. En le faisant entrer dans la haute société, il espère en faire un parti digne de sa fille. Julien commence à vivre en grand seigneur dans sa garnison de Strasbourg, mais son ancienne et scandaleuse liaison avec Mme de Rênal va le rattraper au moment même où il croira toucher au but.

Peu de jours après ce monologue, le quinzième régiment de hussards, l’un des plus brillants de l’armée, était en bataille sur la place d’armes de Strasbourg. M. le chevalier de La Vernaye montait le plus beau cheval de l’Alsace, qui lui avait coûté six mille francs. Il était reçu lieutenant, sans avoir jamais été sous-lieutenant que sur les contrôles d’un régiment dont jamais il n’avait ouï parler.
Son air impassible, ses yeux sévères et presque méchants, sa pâleur, son inaltérable sang-froid commencèrent sa réputation dès le premier jour. Peu après, sa politesse parfaite et pleine de mesure, son adresse au pistolet et aux armes, qu’il fit connaître sans trop d’affectation, éloignèrent l’idée de plaisanter à haute voix sur son compte. Après cinq ou six jours d’hésitation, l’opinion publique du régiment se déclara en sa faveur. Il y a tout dans ce jeune homme, disaient les vieux officiers goguenards, excepté de la jeunesse.
De Strasbourg, Julien écrivit à M. Chélan, l’ancien curé de Verrières, qui touchait maintenant aux bornes de l’extrême vieillesse :
« Vous aurez appris avec une joie, dont je ne doute pas, les événements qui ont porté ma famille à m’enrichir. Voici cinq cents francs que je vous prie de distribuer sans bruit, ni mention aucune de mon nom, aux malheureux pauvres maintenant comme je le fus autrefois, et que sans doute vous secourez comme autrefois vous m’avez secouru. »
Julien était ivre d’ambition et non pas de vanité ; toutefois il donnait une grande part de son attention à l’apparence extérieure. Ses chevaux, ses uniformes, les livrées de ses gens étaient tenus avec une correction qui aurait fait honneur à la ponctualité d’un grand seigneur anglais. À peine lieutenant, par faveur et depuis deux jours, il calculait déjà que, pour commander en chef à trente ans, au plus tard, comme tous les grands généraux, il fallait à vingt-trois être plus que lieutenant. Il ne pensait qu’à la gloire et à son fils.
Ce fut au milieu des transports de l’ambition la plus effrénée qu’il fut surpris par un jeune valet de pied de l’hôtel de La Mole, qui arrivait en courrier.
« Tout est perdu, lui écrivait Mathilde ; accourez le plus vite possible, sacrifiez tout, désertez s’il le faut. À peine arrivé, attendez-moi dans un fiacre, près la petite porte du jardin, au n°… de la rue… J’irai vous parler ; peut-être pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perdu, et je le crains, sans ressource ; comptez sur moi, vous me trouverez dévouée et ferme dans l’adversité. Je vous aime. »
En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel et partit de Strasbourg à franc étrier ; mais l’affreuse inquiétude qui le dévorait ne lui permit pas de continuer cette façon de voyager au-delà de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste ; et ce fut avec une rapidité presque incroyable qu’il arriva au lieu indiqué, près la petite porte du jardin de l’hôtel de La Mole. Cette porte s’ouvrit, et à l’instant Mathilde, oubliant tout respect humain, se précipita dans ses bras. Heureusement il n’était que cinq heures du matin et la rue était encore déserte.
 Tout est perdu ; mon père, craignant mes larmes, est parti dans la nuit de jeudi. Pour où ? personne ne le sait. Voici sa lettre ; lisez. Et elle monta dans le fiacre avec Julien.
« Je pouvais tout pardonner, excepté le projet de vous séduire parce que vous êtes riche. Voilà, malheureuse fille, l’affreuse vérité. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne consentirai jamais à un mariage avec cet homme. Je lui assure dix mille livres de rente s’il veut vivre au loin, hors des frontières de France, ou mieux encore en Amérique. Lisez la lettre que je reçois en réponse aux renseignements que j’avais demandés. L’impudent m’avait engagé lui-même à écrire à Mme de Rênal. Jamais je ne lirai une ligne de vous relative à cet homme. Je prends en horreur Paris et vous. Je vous engage à recouvrir du plus grand secret ce qui doit arriver. Renoncez franchement à un homme vil, et vous retrouverez un père. »
 Où est la lettre de Mme de Rênal ? dit froidement Julien.
 La voici. Je n’ai voulu te la montrer qu’après que tu aurais été préparé.
 
LETTRE
 
« Ce que je dois à la cause sacrée de la religion et de la morale m’oblige, monsieur, à la démarche pénible que je viens accomplir auprès de vous ; une règle, qui ne peut faillir, m’ordonne de nuire en ce moment à mon prochain, mais afin d’éviter un plus grand scandale. La douleur que j’éprouve doit être surmontée par le sentiment du devoir. Il n’est que trop vrai, monsieur, la conduite de la personne au sujet de laquelle vous me demandez toute la vérité a pu sembler inexplicable ou même honnête. On a pu croire convenable de cacher ou de déguiser une partie de la réalité, la prudence le voulait aussi bien que la religion. Mais cette conduite, que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne puis le dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose. C’est une partie de mon pénible devoir d’ajouter que je suis obligée de croire que M. J… n’a aucun principe de religion. En conscience, je suis contrainte de penser qu’un de ses moyens pour réussir dans une maison est de chercher à séduire la femme qui a le principal crédit. Couvert par une apparence de désintéressement et par des phrases de roman, son grand et unique objet est de parvenir à disposer du maître de la maison et de sa fortune. Il laisse après lui le malheur et des regrets éternels  », etc., etc., etc.

Cette lettre extrêmement longue et à demi effacée par des larmes était bien de la main de Mme de Rênal ; elle était même écrite avec plus de soin qu’à l’ordinaire.
 Je ne puis blâmer M. de La Mole, dit Julien après l’avoir finie ; il est juste et prudent. Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel homme ! Adieu !
Julien sauta à bas du fiacre, et courut à sa chaise de poste arrêtée au bout de la rue. Mathilde, qu’il semblait avoir oubliée, fit quelques pas pour le suivre ; mais les regards des marchands qui s’avançaient sur la porte de leurs boutiques, et desquels elle était connue, la forcèrent à rentrer précipitamment au jardin.
Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.
Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l’armurier du pays, qui l’accabla de compliments sur sa récente fortune. C’était la nouvelle du pays.
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il voulait une paire de pistolets. L’armurier sur sa demande chargea les pistolets.
Les trois coups sonnaient ; c’est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée, annonce le commencement immédiat de la messe.
Julien entra dans l’église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de madame de Rênal. Il lui sembla qu’elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d’une telle façon, qu’il ne put d’abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l’élévation. Madame de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup, elle tomba.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Le Divan, 1927, pp. 386-393.

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Un fin tragique

Stendhal, Le Rouge et le Noir, chapitre LXXV, 1830
Emprisonné à Besançon, condamné à mort, Julien attend son exécution avec calme et presque avec impatience. Mme de Rênal, qui lui a pardonné, vient le voir tous les jours. L’amour qu’elle et Julien se portent rend Mathilde, qui a tout abandonné pour tenter de sauver Julien, à moitié folle de jalousie. Dans sa cellule, Julien reçoit encore des visites de son ami Fouqué, son ami marchand de bois, ainsi que d’un prêtre hypocrite, qui tente d’obtenir sa conversion pour favoriser sa carrière dans l’Église.

Deux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout janséniste qu’il était, ne fut point à l’abri d’une intrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur instrument.
Il vint lui dire un jour qu’à moins de tomber dans l’affreux péché du suicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa grâce. Or, le clergé ayant beaucoup d’influence au Ministère de la justice à Paris, un moyen facile se présentait : il fallait se convertir avec éclat…
 Avec éclat ! répéta Julien. Ah ! je vous y prends, vous aussi, mon père, jouant la comédie comme un missionnaire…
 Votre âge, reprit gravement le janséniste, la figure intéressante que vous tenez de la Providence, le motif même de votre crime, qui reste inexplicable, les démarches héroïques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu’à l’étonnante amitié que montre pour vous votre victime, tout a contribué à vous faire le héros des jeunes femmes de Besançon. Elles ont tout oublié pour vous, même la politique…
Votre conversion retentirait dans leurs cœurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez être d’une utilité majeure à la religion, et moi j’hésiterais par la frivole raison que les jésuites suivraient la même marche en pareille occasion ! Ainsi, même dans ce cas particulier qui échappe à leur rapacité, ils nuiraient encore ! Qu’il n’en soit pas ainsi… Les larmes que votre conversion fera répandre annuleront l’effet corrosif de dix éditions des œuvres impies de Voltaire.
 Et que me restera-t-il, répondit froidement Julien, si je me méprise moi-même ? J’ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer ; alors, j’ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais à vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais à quelque lâcheté…
L’autre incident qui fut bien autrement sensible à Julien vint de Mme de Rênal. Je ne sais quelle amie intrigante était parvenue à persuader à cette âme naïve et si timide qu’il était de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d’aller se jeter aux genoux du roi Charles X.
Elle avait fait le sacrifice de se séparer de Julien, et après un tel effort, le désagrément de se donner en spectacle, qui en d’autres temps lui eût semblé pire que la mort, n’était plus rien à ses yeux.
 J’irai au roi, j’avouerai hautement que tu es mon amant : la vie d’un homme et d’un homme tel que Julien doit l’emporter sur toutes les considérations. Je dirai que c’est par jalousie que tu as attenté à ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvés dans ce cas par l’humanité du jury, ou celle du roi…
 Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison, s’écria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de désespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune démarche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette idée d’aller à Paris n’est pas de toi. Dis-moi le nom de l’intrigante qui te l’a suggérée…
Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence ; mon crime n’est que trop évident. Mlle de La Mole a tout crédit à Paris, crois bien qu’elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j’ai contre moi tous les gens riches et considérés. Ta démarche aigrirait encore ces gens riches et surtout modérés, pour qui la vie est chose si facile… N’apprêtons point à rire aux Maslon, aux Valenod et à mille gens qui valent mieux.
Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui annonça qu’il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de courage.
Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à Fouqué :
 Pour de l’émotion, je ne puis en répondre ; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas ; mais de la peur, non on ne me verra point pâlir.
Il avait pris ses arrangements d’avance pour que le matin du dernier jour, Fouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.
 Emmène-les dans la même voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l’une de l’autre, ou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.
Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.
 Qui sait ? peut-être avons-nous encore des sensations après notre mort, disait-il un jour à Fouqué. J’aimerais assez à reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verrières. Plusieurs fois, je te l’ai conté, retiré la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l’ambition a enflammé mon cœur : alors c’était ma passion… Enfin, cette grotte m’est chère, et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit située d’une façon à faire envie à l’âme d’un philosophe… Eh bien ! ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout ; si tu sais t’y prendre, ils te vendront ma dépouille mortelle…
Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu’à sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d’heures auparavant, il l’avait laissée à dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.
 Je veux le voir, lui dit-elle.
Fouqué n’eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher ; là était enveloppé ce qui restait de Julien.
Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front…
Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’était choisi. Un grand nombre de prêtres escortaient la bière et, à l’insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé.
Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne traversés par le convoi l’avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange cérémonie.
Mathilde parut au milieu d’eux en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.
Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir fou de douleur.
Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais, en Italie.
Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.

Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Le Divan, 1927, pp. 488-495.

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