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Entretien de Casanova avec Voltaire

Histoire de ma vie
Entretien de Casanova avec Voltaire
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Casanova multiplie les rencontres avec les célébrités. Au début de juillet 1760, il rencontre Voltaire à plusieurs reprises. Les entretiens commencent par un festival où les deux hommes rivalisent de brio, pour se terminer en désaccord. Casanova consigne aussitôt dans ses capitulaires le récit de ses visites, remarquable témoignage de la vie aux Délices, des dîners aux parties de trictrac avec le Père Adam ou aux propos de Voltaire, de Mme Denis, ou de visiteurs.

Transcription du texte :
« [Voltaire] Quel est le poète italien que vous aimez le plus ?
L’Arioste ; et je ne peux pas dire que je l’aime plus que les autres, car je n’aime que lui. Je les ai cependant lus tous. Quand j’ai lu, il y quinze ans, le mal que vous en dites, j’ai d’abord dit que vous vous rétracteriez quand vous l’auriez lu. […]
Ce fut dans ce moment-là que Voltaire m’étonna.
Il me récita par cœur les deux grands morceaux du trente-quatrième et du trente-cinquième chant de ce divin poète, où il parle de la conversation qu’Astolphe eut avec l’apôtre St Jean, sans jamais manquer un vers, sans prononcer un seul mot qui ne fût très exact en prosodie ; il m’en releva les beautés avec des réflexions de véritable grand homme. On n’aurait pu s’attendre à quelque chose davantage du plus sublime de tous les glossateurs italiens. Je l’ai écouté sans respirer, sans clignoter une seule fois, désirant en vain de le trouver en faute ; j’ai dit me tournant à la compagnie que j’étais excédé de surprise, et que j’informerai toute l’Italie de ma juste merveille.
Toute l’Europe, me dit-il, sera informée de moi-même de la très humble réparation que je dois au plus grand génie qu’elle ait produit.
Insatiable d’éloge, il me donna le lendemain sa traduction de la stance de l’Arioste Quindi avvien che tra principi, e signori.
La voici :
Les papes, les césars apaisant leur querelle
Jurent sur l’Évangile une paix éternelle ;
Vous les voyez demain l’un de l’autre ennemis ;
C’était pour se tromper qu’ils s’étaient réunis :
Nul serment n’est gardé, nul accord n’est sincère ;
Quand la bouche a parlé, le cœur dit le contraire.
Du ciel qu’ils attestaient ils bravaient le courroux,
L’intérêt est le dieu qui les gouverne tous. 

À la fin du récit qui attira à M. de Voltaire les applaudissements de tous les assistants, malgré qu’aucun d’eux n’entendît l’italien, madame Denis sa nièce me demanda si je croyais que le grand morceau que son oncle avait déclamé fût un des plus beaux du grand poète.
– Oui madame ; mais non pas le plus beau.
– On a donc prononcé sur le plus beau ?
– Il fallait bien : sans cela on n’aurait pas fait l’apothéose du seigneur Lodovico.
– On l’a donc sanctifié : je ne le savais pas.
Tous les rieurs alors, Voltaire le premier, furent pour madame Denis, moi excepté, qui gardais le plus grand sérieux. Voltaire, piqué de mon sérieux, je sais, me dit-il pourquoi vous ne riez pas. Vous prétendez que ce soit en force d’un morceau plus qu’humain qu’on l’a appelé divin.
– Précisément.
– Quel est-il donc ?
– Les trente-six stances dernières du vingt-troisième chant, qui font la description mécanique de la façon dont Roland devint fou. Depuis que le monde existe, personne n’a su comment on devient fou, l’Arioste excepté, qui a pu l’écrire, et qui vers la fin de sa vie devint fou aussi. Ces stances, je suis sûr, vous ont fait trembler : elles font horreur.
– Je m’en souviens : elles font devenir l’amour épouvantable. Il me tarde de les relire.
– Monsieur aura peut-être la complaisance de nous les réciter, dit madame Denis donnant un fin coup d’œil à son oncle.
– Pourquoi non ? madame, si vous avez la bonté de m’écouter.
– Vous vous êtes donc donné la peine de les apprendre par cœur ?
– Ayant lu l’Arioste deux ou trois fois par an depuis l’âge de quinze ans, il s’est placé tout dans ma mémoire sans que je me donne la moindre peine, et pour ainsi dire malgré moi, ses [généalogies exceptées, et ses tirades historiques, qui fatiguent l’esprit sans intéresser le cœur. Le seul Horace m’est resté tout dans l’âme sans rien excepter, malgré les vers souvent trop prosaïques de ses Épîtres.
– Passe pour Horace, ajouta Voltaire ; mais pour l’Arioste c’est beaucoup, car il s’agit de quarante-six grands chants.
– Dites cinquante un.
Voltaire devint muet.] »

Histoire de ma vie, II, p. 401-405.

Bibliothèque nationale de France

  • Date
    1789-1798
  • Lieu
    Dux
  • Auteur(es)
    Giacomo Casanova (1725-1798), auteur
  • Provenance

    BnF, département des Manuscrits, NAF 28604 (5) fol. 105v

  • Lien permanent
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