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Les fleuves

Les trois parties du monde
Les trois parties du monde

Bibliothèque nationale de France

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Représentés par deux traits parallèles issus d’une source figurée comme la bouche d’une urne, les fleuves sillonnent la terre comme les veines le corps humain et lui donnent vie.

Quatre grands fleuves naissent de la fontaine du Paradis (Gen., II, 10-15) pour resurgir, après un long parcours souterrain, aux sources que nous leur connaissons : le Géon, assimilé au Nil ; le Phison, ou Gange ; le Tigre ; l’Euphrate.

La Seine passant à Paris
La Seine passant à Paris |

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À côté de ces fleuves prestigieux, il en existe beaucoup d’autres, plus ou moins célèbres, tel le Jourdain né de deux sources, Jor et Dan.
Le Danube, aux sept embouchures, s’avère le pendant occidental du Nil au point que certains ont fait de lui l’un des fleuves du Paradis.
D’autres, plus locaux, sont connus seulement par les livres ou au contraire par l’expérience personnelle, ou encore par celle de voyageurs : la Seine, le Rhône, l’Elbe, l’Oder... Ici, la surreprésentation des fleuves de Germanie semble corroborer l’origine allemande de la mappemonde d’Ebstorf. 

Le Nil

Quelles que soient ses qualités, aucun fleuve, aussi prestigieux soit-il, ne dépasse le Nil. Le Moyen Âge hérite de la fascination que le dieu-fleuve aux sources mystérieuses, aux crues dévastatrices autant que fécondantes, a exercée dans l’Antiquité.

Les sources du Nil vues par Ibn Hawqal 
Les sources du Nil vues par Ibn Hawqal  |

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Il est le violent, le gouffre qui engloutit la terre, la recouvre et absorbe ses immondices. Il est celui qui se précipite du haut de rochers escarpés et tombe en un tel fracas qu’il condamne à la surdité les habitants d’alentour. Mais le Nil est aussi le cœur, la grâce, la fertilité, « celui qui apporte aux hommes le bonheur ». Il est enfin le Géon, de Ge qui signifie la terre : cette terre irriguée du gonflement de ses eaux, à laquelle il donne la boue, le limon, qui la fertilise, d’où le nom de « terreux », le « trouble », « fleuve aux eaux troubles », de Nil, que lui donnent les Égyptiens, de « fleuve de miel » que lui attribuent les Latins.

Des origines mystérieuses

Le Nil est d’autant plus fascinant qu’il demeure mystérieux. Mystère d’un cours insaisissable, en partie souterrain, mystère de ses crues, de cette eau déversée à profusion sur une terre brûlante, qui atteint son amplitude maximale au moment de la canicule. Sur l’origine du Nil et les incertitudes de son cours, les auteurs médiévaux se font l’écho des théories forgées par leurs prédécesseurs de l’Antiquité.

Les uns faisaient naître le fleuve à l’est, tantôt dans les hauts massifs de l’Afrique orientale, comme Ptolémée, tantôt près du littoral de la mer Érythrée, au lieu dit « comptoir de Mossylon », comme Orose. D’autres n’hésitaient pas à le faire jaillir du continent austral, franchissant l’Océan qui nous en sépare par des eaux souterraines, avant de resurgir en Éthiopie. Aux tenants d’une origine orientale ou méridionale, s’opposaient enfin les tenants d’une source occidentale « dans la région du soir ou du couchant » déjà avancée par Hérodote, à proximité du grand Océan qui entoure la terre.

Source orientale du Nil bordée par un dragon, un aspic et un basilic, et portes de Nubie
Source orientale du Nil bordée par un dragon, un aspic et un basilic, et portes de Nubie |

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Source occidentale du Nil
Source occidentale du Nil |

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Confrontés à ces hypothèses, les auteurs médiévaux, dans le doute, ont souvent préféré s’abstenir de choisir, reproduisant fidèlement les théories en présence, toutes issues d’autorités respectées.L’auteur a choisi ici de représenter deux bras. L’un prend sa source à l’est, l’autre à l’ouest, traduisant ainsi visuellement des hésitations qu’il rappelle dans la légende :

Selon certains auteurs, [le Nil] aurait sa source au loin [du côté de l’occident] dans des montagnes et s’enfoncerait immédiatement dans les sables aurifères et, après un bref espace intermédiaire, il s’épancherait dans un très grand lac.

Du côté de l’orient, le fleuve naît à proximité de la mer Érythrée, au pied du mont Ardens aux confins de l’Éthiopie. À partir de là, avant de s’écouler vers l’ouest, il traverse les monts de Nubie aux « portes de Nubie », c’est-à-dire le passage entre l’Égypte et la Nubie, matérialisé par la « grande brèche » découpée dans la montagne, avant de rejoindre la Méditerranée. Les deux théories occidentales et orientales se trouvent ainsi juxtaposées.
Néanmoins le mystère demeure. Au 14e siècle, Ludolph de Sudheim, qui séjourna de 1336 à 1341 en Orient, rapporte :

Personne n’a pu savoir où naît ce fleuve, en dehors de ce que dit l’Écriture et, pourtant, on l’a souvent tenté. Pendant mon séjour, les nageurs du sultan, qui nageaient comme des poissons, se virent promettre une grande récompense s’ils pouvaient découvrir la source du fleuve et rapporter en témoignage un rameau vert de bois d’Aloès. Les nageurs partirent et restèrent absents trois ou quatre ans. Quelques-uns moururent en route. Ceux qui revinrent dirent qu’ils avaient vu le fleuve descendre des montagnes avec une si grande impétuosité qu’ils n’avaient pu aller plus loin.

Un cours tourmenté

L’île de Méroé
L’île de Méroé |

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Avant de rejoindre son embouchure, le Nil enserre de nombreuses îles, « si nombreuses et si grandes que le courant, en dépit de sa rapidité, met au moins cinq jours pour les parcourir », et dont la plus importante, celle également la plus représentée, est l’île de Méroé. Regorgeant des richesses les plus convoitées, siège de toutes les exubérances de la nature, Méroé semble faire le lien entre deux mondes : la terre d’Égypte, connue et civilisée, et l’Éthiopie, sombre et sauvage.
À quelque distance de là, le Nil rencontre pour la première fois des rochers qui lui barrent la route et soulèvent ses flots au point de transformer son cours déjà vif en chutes. Pour les auteurs médiévaux, ces cataractes évoquent le Déluge, le moment où s’ouvrirent les « écluses » du ciel. C’est seulement après avoir franchi la dernière cataracte que tout rentre dans l’ordre. Le fleuve coule alors sans encombre jusqu’à la mer.

Le delta du Nil et le phare d’Alexandrie
Le delta du Nil et le phare d’Alexandrie |

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Le delta, « de la forme de la lettre grecque », passe traditionnellement pour être divisé en sept branches. Mais la plupart du temps, deux seulement sont représentées, comme ici, sur les mappemondes. Il est dominé par un phare, dont au 13e siècle Jacques de Vitry attribue la construction à Jules César.
Si le Nil est de mieux en mieux connu au fil du temps, on lui attribue longtemps une embouchure commune avec un autre fleuve du Paradis : tantôt le Tigre, dont le cours est tout aussi incertain, parfois le Gange, le Phison.
Le Nil, fleuve du Paradis sur lequel est sise la nouvelle Babylone [Le Caire], court à travers la terre d’Égypte et l’arrose et la fait fructifier d’une grande abondance de bien. En la Bible on l’appelle Gyon. Certains disent que le Gyon et le Phison se rejoignent en haute Éthiopie et que ces deux fleuves courent ensemble tous deux dans le même lit.

Il faudra attendre le 19e siècle et les efforts conjugués des explorateurs et des Sociétés de géographie, pour que l’énigme soit enfin levée.

Le Phison ou Gange

Le Phison de la Bible – c’est-à-dire le « bondissant », la « horde », « parce qu’il est gonflé de l’afflux de dix grands fleuves qui s’y jettent pour n’en faire qu’un » – est encore celui qui « change de face », d’aspect. Soit qu’il coule à travers différentes nations, soit qu’il diffère d’un endroit à l’autre. Il peut changer de couleur, tantôt clair, tantôt sombre, tantôt boueux ; changer de débit, ici ruisseau, là aux eaux étales ; ou encore de température, tantôt chaud, tantôt froid.

Les sources du Gange, un homme qui se nourrit de la seule odeur d’un fruit et le roi des Gangarides sur son île
Les sources du Gange, un homme qui se nourrit de la seule odeur d’un fruit et le roi des Gangarides sur son île |

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Le Phison est aussi le Gange, du nom du roi indien éponyme Gangarus ou Gangar. Ondoyant et divers à la manière du Nil, il déborde pour immerger les terres de l’Orient, d’où le nom d’inflatio, celui qui est gonflé par le vent, qu’il porte parfois.

Source et cours

Le Phison prend sa source aux extrémités de la terre, quelque part dans la chaîne du Caucase, plus précisément dans les monts Oscobares. Là vivent, dit-on, des hommes nourris de la seule odeur de fruits qu’ils emportent avec eux lorsqu’ils s’éloignent de peur de succomber à une odeur mauvaise.

Après avoir reçu une dizaine d’affluents, le fleuve coule vers l’est. Il traverse ce que la Bible appelle la terre d’Evilath, c’est-à-dire la version biblique de l’Inde.
Durant son cours moyen, le Gange forme une grande île sur laquelle figure un personnage royal, assis sur un trône, couronné et muni d’un sceptre. Dans cette île très peuplée, le roi aurait sous ses ordres 50 000 fantassins, 54 000 cavaliers et un grand nombre d’éléphants. Il se jette ensuite du côté de l’orient dans le grand Océan qui entoure la terre. C’est là, à proximité de l’embouchure du Gange, que dans certaines versions de l’Histoire d’Alexandre, le Conquérant aurait rencontré les Brahmanes :

Ils vivent nus près du fleuve, sans travailler ni rien posséder ; profitant de la douceur du climat, ils passent leur temps à prier, vivent de la cueillette et d’eau fraîche et dorment dans les forêts sur des jonchées. Les hommes résident sur la rive gauche du Gange voisine de l’Océan, les femmes sur la rive qui touche à l’Inde, et les hommes les rejoignent aux mois de juillet et août, les plus frais et, selon eux, les plus propices aux unions. Au bout de quarante jours, les hommes repassent le fleuve. Les hommes cessent d’approcher leur femme dès qu’ils en ont eu deux enfants, qui reviennent respectivement à chacun de leurs parents. Une femme s’avérant stérile garde son homme cinq ans, après lesquels il cesse de la voir si elle n’a pas conçu. Ces coutumes expliquent la faiblesse numérique de ce peuple.

Le Gange est un fleuve aux eaux fertiles, rempli de poissons où vivent des anguilles qui passent pour mesurer entre 30 et 300 pieds de long, et une sorte de vers d'une espèce particulièrement redoutable munie de bras, à la façon d'un crabe, de six coudées de long, qui lui permettent d'attraper les éléphants et les attirer sous l'eau.

Le Tigre

Le Tigre, le plus rapide de tous les fleuves, doit son nom à l'animal qui court avec une extraordinaire agilité. Né en Arménie « d'abord, décrit Dicuil au 11e siècle, il coule nonchalamment et sous un autre nom ». C'est seulement lorsqu'il a atteint le territoire des Mèdes qu'il devient le Tigre, la « Flèche ». Il traverse alors un grand lac : « Les poissons du lac n'approchent pas le lit du Tigre et ceux du fleuve ne vont pas dans le lac que la rivière traverse d'un cours rapide en conservant une couleur différente. »

Le grand lac sur le Tigre
Le grand lac sur le Tigre |

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Une fois traversé le lac, le Tigre arrive bientôt à la barrière du Taurus qu'il franchit par en dessous, après avoir plongé dans un gouffre, pour réapparaître de l'autre côté. Après de nouvelles disparitions et d'autres résurgences, il longe les terres des Arabes, enlace la Mésopotamie où il reçoit le Choaspe, avant de venir se jeter, en compagnie de l'Euphrate, dans le golfe Persique. Un cours que l'on peut suivre sur la mappemonde.

L’Euphrate

L’Euphrate naît en Arménie, dans une source parfois confondue avec celle du Tigre. Une fois sorti des contreforts montagneux, grossi de plusieurs affluents, gonflé par leurs eaux, le fleuve s’apprête comme le Tigre à franchir la barrière du Taurus, à Elegea, « laissant à sa droite la Commagène, à sa gauche l’Arabie ». Il traverse Babylone, l’ancienne capitale des Chaldéens.

L’Euphrate
L’Euphrate |

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Là encore, comme pour le Tigre, les principaux renseignements sont donnés par Solin, repris par Dicuil et plus tard par Brunetto Latini et Jean de Mandeville :

Cette rivière vient de l’Inde [du Paradis] par-dessous la terre, elle ressort en la terre d’Altazar et passe par cette Arménie, puis se jette dans la mer de Perse.

Seuls quelques pèlerins s’avèrent plus bavards. La fertilité de l’Euphrate reste ce que tous retiennent. Le fleuve irrigue la Mésopotamie par le cycle régulier de ses crues. L’Euphrate est aussi le « bien-portant », un grand axe commercial, car « beaucoup de biens viennent sur cette rivière, blés, fruits et tous autres biens ».