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Journalistes, écrivains, frères ennemis

Diogène : portrait-charge d’Émile de Girardin
Diogène : portrait-charge d’Émile de Girardin

© Bibliothèque nationale de France

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Au 19e siècle, les caractéristiques du journal influent sur la littérature. L’écrit, traditionnellement argumentatif, devient prioritairement narratif. Pratiquement tous les hommes de lettres contribuent à ce tournant à participent à l’édification de la « civilisation du journal »

De l’homme de lettres au journaliste

Voltaire et l’Encyclopédie utilisent le mot journaliste pour désigner les auteurs qui écrivent dans les gazettes. Quant à Pierre Larousse dans son Grand dictionnaire universel, il donne comme définition « écrivain qui travaille à la rédaction d’un journal ». Dans l’édition de 1851 de son Dictionnaire des professions, Edouard Charton, fondateur de l’Illustration en 1843, renvoie à « homme de lettres » pour « journaliste » mais consacre à celui-ci une rubrique spécifique dès 1870. C’est dans la deuxième moitié du 19e siècle en effet que cette nouvelle profession apparaît. À cette époque, le terme de « publiciste » est préféré par les auteurs d’articles de fond qui ne veulent pas qu’on les confonde avec de simples informateurs. Bel Ami, le roman de Maupassant, constitue en 1885 l’acte de naissance littéraire de la profession : le romancier campe son héros dans le cadre de ses activités quotidiennes de rédacteur.

Depuis l’avènement de La Presse de Girardin en 1836 (qui va faire du journal un « objet de consommation courante » ), les rédactions n’ont cessé de s’accroître. De nouvelles fonctions apparaissent : rédacteur en chef, directeur politique, directeur littéraire (appelé directeur du feuilleton dans La Presse en 1862), secrétaire de rédaction. Et en même temps de nouvelles conditions de travail : l’ensemble de la rédaction doit par exemple être présente chaque soir au journal. Les associations professionnelles de journalistes naissent à partir de 1879, la première école de journalistes ouvre en 1899. Les 2 000 « écrivains de presse » de 1885 deviendront 5 400 « journalistes » (dont 2 800 à Paris et 2 600 en Province) en 1995.

La forme littéraire, matrice des genres journalistiques

William Cobb, Le Prince Mouffetard. Feuilleton du Petit national
William Cobb, Le Prince Mouffetard. Feuilleton du Petit national |

© Bibliothèque nationale de France

Tous les écrivains du 19e siècle (mais aussi un grand nombre au 20e comme Kessel, Colette, Proust, Camus, Mauriac, Sartre…) sont en contact étroit avec la presse. Ils multiplient articles et chroniques dans les journaux, prépublient leurs œuvres sous une forme fragmentée, créent eux-mêmes des journaux ou fondent de petites revues… Jusqu’à Gustave Flaubert, qui refuse de répondre aux questions des journalistes1 ?

Cette présence massive des hommes de lettres dans le monde de la presse influence évidemment l’écriture journalistique : « Or à la fin de la Restauration lorsqu’afflue dans les rédactions des journaux une population de jeunes gens aspirant à la Littérature, lorsque se multiplient les supports journalistiques (grandes revues, magazines, journaux illustrés, petites feuilles littéraires, journaux pour enfants) et donc la masse textuelle à rédiger, la tentation des hommes de lettres qui écrivent le journal est de mobiliser les formes littéraires existantes pour élaborer le rubricage journalistique générique qui se constitue alors. La fiction, l’écriture intime (avec toutes ses ressources, l’autobiographie, la lettre, le journal), le portrait, le modèle conversationnel vont être alternativement et durablement convoqués pour créer ou faire évoluer la chronique, la critique, le fait divers, les débats, l’étude de mœurs, la publicité même puis plus tard le reportage et l’interview. C’est sinon la Littérature, du moins le patrimoine des formes travaillées par la Littérature qui servent de matrice pour la conception des genres journalistiques et pour le renouvellement du journal et de la revue. »2

Une esthétique de la modernité

Affiche de L’Argent
Affiche de L’Argent |

© Bibliothèque nationale de France

À l’inverse, l’hybridation de l’espace littéraire par l’espace périodique génère des formes nouvelles comme les recueils d’histoires courtes (Alphonse Allais, Jules Renard), les cycles (comme celui du Bossu par Paul Féval fils). Les recueils d’articles plus ou moins retravaillés se multiplient, Théodore de Banville publie ses poèmes en prose d’abord dans des journaux puis dans un recueil dont l’avant-propos préconise un mode de lecture proche de celui du journal. Des œuvres sont écrites collectivement. Enfin c’est dans la presse que s’inventent des types et des mythes qui vont ensuite circuler, en passant du feuilleton à la scène (les Mystères de Paris), du théâtre au journal (avec le personnage de Robert Macaire).

La culture médiatique est à l’origine de l’esthétique de la modernité que Baudelaire développe dans ses articles du Figaro de 1863. Les romanciers comme Daudet, Flaubert, Zola utilisent les outils des reporters et leurs brouillons deviennent des carnets d’enquêtes. Les rencontres entre presse et théâtre sont également nombreuses.
La presse pour enfants fait appel largement, elle aussi, aux écrivains : Victor Hugo, Honoré de Balzac, Alfred de Musset, Alexandre Dumas et d’autres écrivent des articles, des récits et des nouvelles dans des périodiques pour jeunes lecteurs qui comptent de nombreuses rubriques littéraires. La Semaine des enfants publie les romans de la Comtesse de Ségur, dont Les Malheurs de Sophie et Un bon petit diable, et le Magasin d’éducation et de récréation codirigé par Pierre-Jules Hetzel et Jean Macé plusieurs romans de Jules Verne.

Pourtant, les écrivains « condamnés » à l’écriture de presse pour vivre ne se privent pas de critiquer le monde du journalisme : ainsi Balzac, dans les Illusions perdues et dans Monographie de la presse parisienne, ou encore Barbey d’Aurevilly, qui parle du journalisme comme d’une pratique exclusivement alimentaire : « Le journalisme pour moi, vous le savez, c’est la vie, c’est les mémoires acquittés du tailleur et du bottier. »

Sans oublier Musset, qui a la dent particulièrement dure :
« D’abord le grand fléau qui nous rend tous malades,
Le seigneur Journalisme et ses pantalonnades,
Ce droit quotidien qu’un sot a de berner
Trois ou quatre milliers de sots, à déjeuner ;
Le règne du papier, l’abus de l’écriture,
Qui d’un plat feuilleton fait une dictature,
Tonneau d’encre bourbeux par Fréron défoncé,
Dont, jusque sur le trône, on est éclaboussé ; »
Musset, Sur la paresse, 29-36

Notes

  1. Lire la préface d'Émile Zola pour La vie parisienne d'Émile Blavet, 1888, sur token_0_link, sur le site de la BM de Lisieux.
  2. Lire Marie-Ève Thérenty token_1_link, Revue d'histoire littéraire de la France, 3/2003 (Vol. 103), p. 625-635, sur Cairn.info