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Les hommes et leur environnement

Mappemonde partagée en zones climatiques
Mappemonde partagée en zones climatiques

Bibliothèque nationale de France

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Sur la mappemonde d’Ebstorf, l’homme ne peut se concevoir que dans son environnement géographique. Façonnné par les climats, déformé par l’éloignement de Jérusalem, il devient civilisé dans les nombreuses villes qui scandent l’espace du monde.

L’homme et les climats

La Terre partagée, avec les éléments, les points cardinaux, les signes du zodiaque et les humeurs
La Terre partagée, avec les éléments, les points cardinaux, les signes du zodiaque et les humeurs |

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Dans la conception médiévale des climats, le déroulement régulier des saisons dans la zone tempérée correspond à l’harmonieux développement du corps humain lié à l’équilibre des humeurs. Il semble donc naturel que dans les zones excessives cette isomorphie subisse dérèglements et altérations. L’humanité se trouve comme écrasée par l’exubérance du froid ou de la chaleur.
Cette théorie ancienne mise en avant par le causalisme stoïcien, développée par Pline, est reprise par Isidore de Séville. Au livre IX des Étymologies, il remarque : « En effet, la physionomie des hommes, leur teint, leur morphologie et la diversité de leurs tempéraments dépendent des climats. » Avec quelques exemples à l’appui :

Ainsi nous voyons bien que les Romains sont sérieux, les Grecs légers, les Africains versatiles, les Gaulois fiers de nature et assez violents d’esprit, cela selon la nature des climats.

Décrivant les Germains, Isidore impute leur grande taille et leur caractère indomptable aux rigueurs du froid :

Les peuples germaniques sont ainsi appelés parce qu’ils ont une taille gigantesque et qu’ils forment des nations gigantesques, endurcies par les froids les plus cruels. Leurs mœurs découlent de la rigueur même du climat. Ils ont un esprit fier et toujours indompté, ils vivent de rapine et de chasse.

Des hommes de toutes les couleurs

Nomade d’Afrique et le seigneur de Guinée
Nomade d’Afrique et le seigneur de Guinée |

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Là les corps sont trop noirs, calcinés par une chaleur implacable, comme celui des Maures dont le nom, mauron, signifie noir en grec, « car sous le souffle de la chaleur brûlante ils prennent l’aspect de la couleur noire », couleur de mûre.
Ailleurs, au contraire, ils sont trop blancs :

Dans les contrées de la Scythie asiatique des nations (...) naissent avec une chevelure blanche par l’effet des neiges éternelles et cette couleur des cheveux a donné son nom à la nation. On les appelle donc Albains. Leurs yeux ont une pupille glauque, c’est-à-dire colorée, de sorte qu’ils voient mieux de nuit que de jour.

D’autres sont verts, en raison de l’insularité :

Il y a dans l’Océan nombre (...) d’îles, dont le Groenland n’est pas la moindre. Il est situé encore plus loin sur ces eaux, au large des montagnes de Suède – ou monts Riphées. (...) Les hommes sont verts là-bas, à cause de l’eau de mer, d’où le nom qu’a pris leur pays.

L’homme de cœur ou homme zodiaque : “De l’influence du cosmos sur l’homme”
L’homme de cœur ou homme zodiaque : “De l’influence du cosmos sur l’homme” |

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Ce présupposé de l’influence des climats ne pouvait que trouver un écho favorable au 12e siècle, au moment où se développe la notion d’interdépendance entre l’homme microcosme et le monde macrocosme. Benoît, l’auteur de la Chronique des ducs de Normandie, explique par la chaleur excessive et l’absence de froid dans les parties méridionales de l’œkoumène, non seulement les disgrâces physiques de ces peuples des régions chaudes, mais également cette absence de « droiture » et de « discrétion » qui les caractérise.
À l’autre extrémité de la terre, ceux qui ne connaissent que le froid et l’humidité sont tout aussi d’une violence exceptionnelle et dépourvus d’ « humanité ».

Éloge de la zone tempérée et de ses habitants

La sphère terrestre divisée en 5 zones climatiques
La sphère terrestre divisée en 5 zones climatiques |

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À l’opposé, les hommes de la zone tempérée sont beaux et sages. Ranulf Higden, au début du 14e siècle, ne dit rien d’autre quand il expose que :

En effet, le rayonnement solaire par son action continue sur les Africains, en épuisant leurs humeurs les rend petits, noirs de peau, les cheveux crépus, et par l’évaporation des souffles les rend faibles d’esprit. (...)
C'est le contraire chez les populations du Nord, chez qui, sous l'effet du froid qui bouche les pores, les humeurs augmentent ; c'est pourquoi les hommes sont plus corpulents, plus blancs, plus chauds à l'intérieur et partant plus courageux. (...)
C'est pourquoi l'Europe produit des populations plus grandes par la taille, plus fortes, plus courageuses et belles que l'Afrique.

Encore en 1535 Francisco Falerno dans son Tratado del esphera y arte del marear publié à Séville, tout en contestant l’inhabitabilité de la zone torride, n’hésite pas à déclarer :

Globe terrestre dit « Globe vert » ou « de Quirini »
Globe terrestre dit « Globe vert » ou « de Quirini » |

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La plus grande partie de cette zone tempérée est peuplée de gens plus doués de raison, et de meilleur entendement, et plus habiles, et plus capables que ceux dont sont habitées les autres zones. (...) C'est dans cette zone tempérée que se sont produites toutes les choses remarquables qu'on a vues dans le monde ; c'est là, en effet, que fut créé le premier homme, c'est là qu'il connut sa chute ; c'est là que fut construite et sauvée l'arche où se réfugia et se conserva la lignée humaine lors du Déluge.

Difformités physiques

Monoculi (cyclopes)
Monoculi (cyclopes) |

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Les confins de la terre, zones de l’excès, anonymes et sans cultures, ne peuvent qu’abriter des populations atypiques autant qu’anachroniques. Dans une sorte de mimétisme, ces « gens » se conduisent « comme des loups » et pénètrent sous leur tente « en rampant comme les serpents ». Ce sont des monstres qui s’égrènent, en particulier au 13e siècle, dans la partie méridionale mais également dans la partie septentrionale des mappemondes.
Sur la mappemonde d’Ebstorf, comme sur celle de Hereford ou de Ranulf Higden, défilent ainsi d’est en ouest, là où commencent les vastes solitudes, les silhouettes des peuples monstrueux, ultime manifestation foisonnante du merveilleux :

Peuples de Libye et d’Éthiopie. Le nom d’Éthiopien est un terme générique qui comprend plusieurs nations réparties entre l’Égypte, la Libye et l’Afrique ; des nations d’aspects divers comme le sont les solitudes et les animaux monstrueux aux formes incroyables et inouïes.

Certains sont simplement figurés ou seulement nommés. D’autres sont représentés par un petit personnage nu, métonymie du peuple tout entier. Sans nom propre, la plupart sont désignés par le terme générique de « gens », singularisés par leur seule particularité physique ou culturelle : Monoculi, Ophiophages, seuls les Éthiopiens ayant droit au vocable de « nation ».

Gigantisme, difformités de la tête

Sur la vaste plage méridionale du monde, au-delà de la branche occidentale du Nil, se succèdent ainsi des peuples qui souffrent de diverses particularités physiques. Parfois d’ordre général, comme ces géants Éthiopiens, représentés par un personnage plus grand que les autres armé d’une massue : « Là vivent les Éthiopiens Syrbotes (Sorbete) qui mesurent plus de douze pieds. »

Les peuples difformes des marges de la terre
Les peuples difformes des marges de la terre |

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Le plus souvent, ces anomalies n’affectent que l’une des parties du corps. D’aucunes touchent à la tête, ici : « Un peuple sans nez au visage rendu informe par l’aplatissement de la face. » Là les Astomes, « [...] dont la bouche est scellée. Ils doivent se nourrir, par un étroit pertuis, à l’aide d’une tige d’avoine ». Plus loin, « un peuple privé de langue qui s’exprime par des signes et des gestes ». « Des Éthiopiens Impersibares, dépourvus d’oreilles et sans aucun quadrupède à oreilles. » Ils sont figurés par un personnage qui montre ses oreilles accompagné d’un petit animal, sans doute un chien, traduction visuelle de la partie négligée de la légende de Solin : « Ils remettent à un chien l’ensemble du pouvoir royal, n’importe qui commande à partir des mouvements de l’animal qu’ils interprètent. »

Ici un peuple de cyclopes, les Monoculi. Cette difformité du manque peut aller jusqu’à la disparition totale de la tête pour les Acéphales dont le nez, les yeux et la bouche se sont réfugiés sur les épaules ou sur la poitrine, tels les Blemmyes, ou à la substitution d’une tête de chien au visage humain, comme pour les Cynocéphales localisés au midi : « Les Cynocéphales qui ont une tête de chien et la face proéminente. »

L’île des Panoti
L’île des Panoti |

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Quelquefois, plus rarement, il s’agit d’une anomalie liée à la profusion. Ainsi « les Éthiopiens mauretani [sic], qui ont quatre yeux et pour cela sont très habiles au tir à l’arc », ou les Amyctères, « peuple dont la bouche est scellée et la lèvre si proéminente qu’il s’en sert pour se protéger du soleil ». Situé au point le plus méridional du monde, ce peuple survit dans une sorte d’adaptation au milieu qui n’est pas sans rappeler les Panothéens du Nord, drapés dans leurs grandes oreilles pour se protéger du froid.

Beaucoup souffrent de malformations affectant les jambes et les pieds. Certains sont pourvus de deux pieds mais tournés vers l’arrière, et ne comptent pas moins de huit orteils à chaque pied. D’autres ont du mal à se tenir debout et sont penchés en avant, ou bien, comme les Himantopodes, rampent sur le sol à la manière des serpents : « Les Artobatitæ dont c’est l’habitude de marcher penchés en avant et les Himandropedes (les Himantopodes), comme s’ils étaient toujours sur le point de tomber. »

Déviances sociales et morales

Aux différences physiques, céphaliques ou podologiques, les plus nombreuses s’ajoutent des particularités d’ordre culturel ou social.

Déviances

Sur la mappemonde est indiqué un « peuple qui ignore le feu » dont le représentant semble se détourner de deux brasiers allumés à ses côtés. Plus loin, les Psylles résistent au venin des serpents :

Les Psylles ont habité en ce lieu. C’est un peuple d’une nature incroyable, immunisé contre le venin des serpents. Seuls en effet parmi les humains ils ne succombent pas à leur morsure. Dès leur naissance, les enfants leur sont présentés. S’ils sont dégénérés ou ont été conçus dans l’adultère, aussitôt le crime de leur mère est dévoilé par leur mort. Si par contre ils sont de bonne nature, ils ne sont pas blessés par les serpents.

Vivant dans des cavernes, les Troglodytes sont souvent ophiophages (mangeurs de serpents) et « jouissent d’une telle rapidité qu’ils battent à la course les bêtes sauvages ». Ils chevauchent un grand cervidé maîtrisé, tandis qu’un peu plus loin ils se terrent, recroquevillés, dans des grottes, avec pour voisins les Anthropophages, « peuple qui se nourrit de la chair humaine ».

Cruauté

À ces monstruosités méridionales font écho au Septentrion, dans un ordre moins rigoureux, la « sauvagerie » et la « cruauté » des peuples scythiques. Inlassablement ressassée à la suite de Pline et Solin, leur barbarie est traduite visuellement sur les mappemondes. Là, d'est en ouest, s'égaille, dans ce domaine du froid inexorable, une suite de peuples aux disgrâces physiques évidentes : les Hippopodes dont les pieds sont munis de sabots de chevaux ; les Panoti aux si grandes oreilles ; les Albains aux cheveux blancs et dont la pupille glauque voit mieux la nuit que le jour.

Brutalité et méchanceté

Penthésilée, reine des Amazones
Penthésilée, reine des Amazones |

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Mais plus que les désavantages physiques, ce sont les déviances sociales et morales qui sont ici mises en avant. Sur ce versant nord du monde s’étalent déchirements, griffes et sang. Les mappemondes n’en finissent pas de désigner ces peuples funestes, comme les Hyrcaniens farouches qui menacent l’ordre du monde. Il n’est ici que fureur, brutalité et méchanceté. Brutalité des hommes en butte à un milieu hostile. Impétuosité des femmes vivant dans ces parages : les Amazones qui se battent comme des hommes.

Anthropophagie

Cette violence collective atteint son paroxysme dans l’anthropophagie. Pourvus d’une queue, doués d’une extrême vélocité, les Hippopodes, hommes aux sabots de chevaux, vivent de chair et de sang humains. Pour éviter à leurs parents les affres de la vieillesse, les Massagètes préfèrent les tuer et les mangent plutôt que de les laisser aux vers. Sur la mappemonde, au-dessus de la légende rapportant l’étrange coutume funéraire attribuée ici aux Massagètes, une scène sans commentaire montre un personnage dévoré par des chiens. Est-ce une allusion aux Hyrcaniens qui, selon saint Jérôme dont s’inspire visiblement la légende précédente, « jettent [les vieillards] quand ils sont encore à moitié vivants aux oiseaux et aux chiens » ? En dessous, deux hommes se disputent un troisième qu’ils s’apprêtent à dépecer et à manger.

Enfin, comble de l’horreur, sous le Septentrion où règne un froid insupportable, des peuples maudits, enfermés autrefois par Alexandre, souvent assimilés aux peuples de Gog et Magog, vassaux de l’Antéchrist, se livrent à un festin funeste. Dans une Cène inversée, ils scellent la menace qu’ils font peser sur l’humanité :

Ici Alexandre enferma les peuples impurs de Gog et Magog qui seront les vassaux de l’Antéchrist. Ils se nourrissent de chair et boivent le sang humain.

Les peuples de Gog et Magog
Les peuples de Gog et Magog |

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Si la légende de la mappemonde peut sembler laconique, en revanche l’image en dit long : isolés du reste du genre humain, deux petits personnages dévorent les pieds et les mains d’un troisième affreusement mutilé. Cette horreur fantasmatique rôde aux lisières désertes du monde comme aux frontières refoulées de la conscience, sans cesse réactivée.

La terre des hommes

Outre ses trois grandes parties, la terre est subdivisée en régions, provinces, peuples... héritage d’une topographie ancienne datant souvent de l’Empire romain. Les villes y apparaissent comme les marques par excellence de la présence humaine dans ce qu’elle a de plus civilisé.

Des villes, symboles de l’humanité

Villes forteresses ceintes de murailles, châteaux, tours sont autant de marques présentes ou passées de la présence des hommes : la tour de Babel dresse sa haute silhouette à travers la Mésopotamie ; Jérusalem, au centre du monde, véritable ombilic, fait communiquer le monde des vivants et celui des morts par la présence du Christ ressuscité, en même temps qu’elle ouvre l’horizon humain vers des espaces supérieurs ; Rome est représentée sous la forme d’un plan, avec la figure d’un lion. Selon Honorius Augustodunensis, les villes autrefois avaient en effet la forme d’animaux : Rome celle d’un lion, le roi des animaux, Brindisi celle d’un cerf, Carthage celle d’un bœuf et Troie la forme d’un cheval ; Carthage la Grande, apparaît face à Rome, sur la côte d’Afrique.

La ville de Rome
La ville de Rome |

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Progressivement, les capitales d’hier, sans disparaître, du moins dans la mémoire, cèdent la place à celles d’aujourd’hui, dans le cadre de cette translation du savoir et du pouvoir depuis l’Orient jusqu’à l’Occident. À Babylone, à Carthage, capitales d’empires défunts, succèdent aujourd’hui : Aix-la-Chapelle, près des sources chaudes ; Brunswick, la nouvelle ville du lion ; Paris, capitale intellectuelle de l’Occident...

Lieux de culte et lieux sacrés

La mappemonde offre un foisonnement de villes, de châteaux mais aussi d’églises et de tombeaux. L’auteur s’est plu à repérer les lieux de culte dédiés à saint Maurice, protecteur du couvent d’Ebstorf. Ailleurs, par exemple dans l’île de Reichenau, il note la présence du monastère dédié à saint Georges, de celui consacré à Notre-Dame. Mais surtout, ce sont les tombeaux des saints, et particulièrement des apôtres, qui retiennent son attention : la terre qu’ils ont évangélisée, où ils ont semé la parole, qu’ils ont fait germer par leur sang, est maintenant tout entière rachetée dans les bras du Rédempteur.

Le mont Ararat où trône l’arche de Noé. À gauche, le tombeau de saint Bathélemy
Le mont Ararat où trône l’arche de Noé. À gauche, le tombeau de saint Bathélemy |

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Ainsi, en Inde se dresse le tombeau de saint Thomas ; à côté de l’arche de Noé, en Arménie, celui de saint Barthélemy ; en Cappadoce, celui de saint Philippe ; de saint Marc, à Alexandrie ; en Espagne celui de l’apôtre Jacques. Autant de lieux, soigneusement relevés, où les apôtres ont prêché, souffert, péri... faisant ainsi de la terre, une terre sacrée, un immense reliquaire.
Face au foisonnement des villes, rares sont les espaces dévolus à la seule végétation ou au règne animal. C’est seulement aux marges de la terre que les hommes admettent ce qu’ils n’ont pas encore domestiqué.