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Extrait

L'éducation de la jeune Gilberte

Colette, Gigi
Dans Gigi, œuvre publiée en 1944, Alicia fait l’éducation de la jeune Gilberte. À l’instar de la marquise de Pompeillan ou de la Baronne Blanche Staffe dans leurs manuels de savoir-vivre, elle lui explique comment porter les bijoux et comment reconnaître les belles pierres. Aux règles de bienséance dictées par la chaperonne s’ajoutent quelques superstitions au sujet des gemmes. Sûrement influencée par la lecture d’anciens lapidaires, Colette fait dresser à son personnage un état des croyances sur ​l’opale, une pierre qui attire le mauvais œil…  

L’heure qui suivit parut courte à Gilberte : tante Alicia avait entrouvert un coffret à bijoux, pour une leçon éblouissante.  

 Qu’est-ce que c’est que ça, Gigi 

 Un diamant navette.  

 On dit : un brillant navette. Et ça ?  

  Une topaze.  

Tante Alicia leva ses mains que le soleil, ricochant sur ses bagues, éclaboussa de bluettes :  

 — Une topaze ! J’ai enduré bien des humiliations, mais celle-là dépasse tout. Une topaze parmi mes bijoux ! Pourquoi pas une aigue-marine ou un péridot ? C’est un brillant jonquille, petite dinde, et tu n’en verras pas souvent de pareils. Et ça ?  

Gilberte entrouvrit la bouche, devint rêveuse :  

— Oh ! ça c’est une émeraude… Oh ! c’est beau !  

Tante Alicia passa la grande émeraude carrée à son doigt mince et se tut un moment.  

 Tu vois, dit-elle à mi-voix, ce feu presque bleu qui court au fond de la lumière verte… Seules les plus belles émeraudes contiennent ce miracle de bleu insaisissable… 

  Qui te l’a donnée, tante ? osa demander Gilberte.  

  Un roi, dit simplement tante Alicia.  

[…]  

 Alors, qui donne les très belles pierres ?  

 Qui ? Les timides. Les orgueilleux aussi. Les mufles, parce qu’ils croient qu’en donnant un bijou monstre ils font preuve de bonne éducation. Quelquefois une femme, pour humilier un homme. Ne porte pas de bijoux de second ordre, attends que viennent ceux de premier ordre.  

 — Et s’ils ne viennent pas ?  

 — Tant pis. Plutôt qu’un mauvais diamant de trois mille francs, porte une bague de cent sous. Dans ce cas-là tu dis : "C’est un souvenir, je ne le quitte ni jour ni nuit." Ne porte jamais de bijoux artistiques, ça déconsidère complètement une femme.  

 C’est quoi, un bijou artistique ?  

 Ça dépend. C’est une sirène en or, avec des yeux en chrysoprase. C’est un scarabée égyptien. Une grosse améthyste gravée. Un bracelet pas très lourd, mais dont on dit qu’il est ciselé de main de maître. Une lyre, une étoile montée en broche. Une tortue incrustée. Enfin des horreurs. Ne porte pas de perles baroques, même en épingles à chapeau. Garde-toi aussi du bijou de famille !  

 Grand-mère a pourtant un beau camée, en médaillon.  

 Il n’y a pas de beaux camées, dit Alicia en hochant la tête. Il y a la pierre précieuse et la perle. Il y a le brillant blanc, jonquille, bleuté ou rose. Ne parlons pas des diamants noirs, ils n’en valent pas la peine. Il y a le rubis – quand on est sûr de lui. Le saphir, quand il est de Cachemire, l’émeraude, pourvu qu’elle n’ait pas Dieu sait quoi, dans son eau, d’un peu clair, d’un peu jaunisse…  

 Tante, j’aime bien aussi les opales. 

 Désolée, mais tu n’en porteras pas. Je m’y oppose formellement.  

Saisie, Gilberte resta un moment bouche bée.  

 Oh ! … toi aussi, tu le crois, tante, qu’elles attirent la mauvaise chance ?  

 Pourquoi donc pas… ? Petite bête, reprit légèrement Alicia, il faut avoir l’air d’y croire. Crois aux opales, crois… Voyons, qu’est-ce que je pourrais bien t’indiquer… aux turquoises qui meurent, au mauvais œil…  

 Mais, dit Gigi hésitante, ce sont des… des superstitions…  

 Bien sûr, ma fille. On appelle ça aussi des faiblesses. Un joli lot de faiblesses et la peur des araignées, c’est notre bagage indispensable auprès des hommes.  

 Pourquoi, tante ?  

La vieille dame ferma le coffret, garda devant elle Gilberte agenouillée :  

 Parce que neuf hommes sur dix sont superstitieux, dix-neuf sur vingt croient au mauvais œil, et quatre-vingt-dix-huit sur cent ont peur des araignées. Ils nous pardonnent… beaucoup de choses, mais non pas d’être libres de ce qui les inquiète… Qu’est-ce que tu as à soupirer ?  

 Jamais je ne me rappellerai tout ça… 

Colette, Gigi, 1944
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