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Extrait

« Vous n’êtes point Gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille. »

Le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène 12

CLÉONTE
Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; et, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre Gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.

MONSIEUR JOURDAIN
Avant que de vous rendre réponse, Monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes Gentilhomme.

CLÉONTE
Monsieur, la plupart des Gens sur cette question n’hésitent pas beaucoup. On tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments sur cette matière un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête Homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le Ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé ; à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables. Je me suis acquis dans les armes l’honneur de six ans de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable. Mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiraient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point Gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN
Touchez là, Monsieur. Ma fille n’est pas pour vous.

CLÉONTE
Comment ?

MONSIEUR JOURDAIN
Vous n’êtes point Gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.

MADAME JOURDAIN
Que voulez-vous donc dire avec votre Gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la Côte de saint Louis ?

MONSIEUR JOURDAIN
Taisez-vous, ma femme, je vous vois venir.

MADAME JOURDAIN
Descendons-nous tous deux que de bonne Bourgeoisie ?

MONSIEUR JOURDAIN
Voilà pas le coup de langue.

MADAME JOURDAIN
Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?

MONSIEUR JOURDAIN
Peste soit de la femme. Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un Gendre Gentilhomme.

MADAME JOURDAIN
Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre, et il vaut mieux pour elle un honnête Homme riche et bien fait, qu’un Gentilhomme gueux et mal bâti.

NICOLE
Cela est vrai. Nous avons le fils du Gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.

MONSIEUR JOURDAIN
Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation ; j’ai du bien assez pour ma fille, je n’ai besoin que d’honneur, et je la veux faire Marquise.

MADAME JOURDAIN
Marquise ?

MONSIEUR JOURDAIN
Oui, Marquise.

MADAME JOURDAIN
Hélas, Dieu m’en garde !

MONSIEUR JOURDAIN
C’est une chose que j’ai résolue.

MADAME JOURDAIN
C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un Gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand-maman. S’il fallait qu’elle me vînt visiter en équipage de Grand-Dame, et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, dirait-on, cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse ? C’est la fille de Monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la Madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils payent maintenant peut-être bien cher en l’autre monde, et l’on ne devient guère si riches à être honnêtes Ggens. » Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : « Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi ».

MONSIEUR JOURDAIN
Voilà bien les sentiments d’un petit Esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage,  ma fille sera Marquise en dépit de tout le monde ; et si vous me mettez en colère, je la ferai Duchesse.

MADAME JOURDAIN
Cléonte, ne perdez point courage encore. Suivez-moi, ma fille, et venez dire résolument à votre père, que si vous ne l’avez, vous ne voulez épouser personne.

Le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène 12
Librairie des bibliophiles (Jouaust), Paris, 1874
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