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Extrait

Ségolène Le Men , « Les abécédaires et la pédagogie par l'image »

Pour toute information complémentaire sur ce thème, se reporter également au livre de Ségolène Le Men Les Abécédaires français illustrés du 19e siècle, Paris, Promodis, 1984.

Un peu d'histoire

L'abécédaire, qui présente les lettres de l'alphabet selon l'ordre alphabétique sur un support donné, est utilisé depuis que l'écriture alphabétique existe : en Mésopotamie, des tablettes abécédaires, gravées sur pierre, ont été retrouvées. Il semble alors s'agir de matériaux servant à passer d'un système d'écriture à un autre. Si l'abécédaire est une forme très ancienne, le terme qualifie surtout un instrument pédagogique, caractérisé par son public, qui a existé aussi de longue date, et qui ne se limite pas à l'objet-livre, mais implique toutes sortes d'objets et de jeux destinés à rendre un tel apprentissage désirable. L'abécédaire met aux lettres celui qui ne sait pas lire, et en premier lieu l'enfant : véhicule élémentaire de la culture écrite, il fait partie de l'acquisition des rudiments, — lire, écrire, compter — que les pratiques pédagogiques ne combinent pas nécessairement. L'apprentissage de la lecture, simple performance technique, joue également le rôle d'un rite de passage. Cette particularité rend compte de la portée de l'abécédaire, de la diversité de ses formes et des débats qu'il a suscités. Enfin, le lire ne peut se réduire à un savoir technique, car il engage aussi la lecture, donc le texte, ce qui pose immédiatement la question des contenus. Dans ce résumé d'une présentation faite au séminaire de Saint-Quentin-en-Yvelines pendant l'année 2003-2004, je me concentrerai sur la question des abécédaires en images et des abécédaires illustrés du dix-neuvième siècle, et sur celle du rapport de l'abécédaire à la pédagogie par l'image, en renvoyant à l'intervention complémentaire d'Anne-Marie Chartier sur la question plus large des usages scolaires de l'abécédaire. Comment se définit l'abécédaire illustré et comment est-il structuré comme livre ? Quels sont les formes et les supports de l'abécédaire à figures ? Quels en sont enfin les thèmes ?

Structure et définition : livre unique et livre multiple
 Ouvrage qui, avec les éléments de toute science, à savoir l'alphabet, contient un catéchisme succinct, des pièces de poésie variées, des images coloriées d'hommes et d'animaux et de petites natures mortes, une histoire naturelle abrégée, un manuel sommaire des différents métiers. J'y ai appris non seulement les lettres de l'alphabet, mais aussi l'épellation ; c'est à lui également que je suis redevable de toutes sortes de lectures que je ne cesse de faire. » C'est ainsi que l'abécédaire est défini en 1812 dans La vie de Fibel, un court roman de Jean-Paul Richter inspiré par le Fibel Alphabet, forme populaire de l'abécédaire germanique qui associe la lettre à l'image et présente l'ordre alphabétique en bouts rimés dont la poésie devient celle du nonsense. Éponyme pour le héros du livre de Jean-Paul, la dénomination traditionnelle de Fibel, qui rime avec Bibel (Bible), n'est pas fortuite ; l'abécédaire est présenté comme le Livre de l'enfance par excellence. La tonalité du texte de Jean-Paul est celle du Witz, de l'esprit romantique, et l'auteur porte un regard amusé sur un objet modeste, quotidien, familier, qui est donné pourtant comme un ouvrage encyclopédique, et comme la clé de l'accès aux autres livres et à tous les savoirs. L'alphabet apparaît comme un objet transitionnel qui permet à l'enfant l'accès au monde de l'écrit.

La leçon de lecture représentée par le frontispice
Instrument du rite de passage que constitue l'apprentissage de la lecture, l'abécédaire revêt donc un caractère symbolique, et condense en un seul livre tous les autres livres : Bible de l'enfance, il est associé à l'apprentissage des valeurs religieuses et ses formes varient selon son aire de diffusion catholique ou protestante. Bien souvent alphabet et catéchèse vont de pair, et les premières leçons introduisent les prières et les devoirs de l'enfant chrétien, tandis que l'iconographie est chrétienne, dans le battledore anglais, comme dans le Fibel germanique, et l'ABC de colportage français, ou dans la littérature de cordel hispanique. Mais lorsque les Lumières commencent à défendre les valeurs de l'instruction, l'abécédaire devient un important vecteur d'acculturation. Livre des livres, il devient une somme en miniature, une encyclopédie à lui tout seul. L'abécédaire permet entre autres de classer et décrire le monde naturel (à travers le thème de l'histoire naturelle) et de proposer un répertoire de métiers au petit enfant, ce qui sert à l'orientation professionnelle et à la connaissance du milieu social environnant. Enfin, par un enseignement progressif qui conduit l'enfant de la reconnaissance des lettres à l'épellation puis à la lecture suivie, l'abécédaire ouvre à l'enfant l'accès de la bibliothèque et des lectures plus nombreuses et diversifiées qu'il pourra entreprendre sa vie durant. La définition de Jean-Paul rappelle que l'abécédaire mêle souvent ces deux formules, religieuse et laïque, de l'abécédaire, tout en indiquant les matières qu'il contient en général.
Au seuil de l'abécédaire, une image détient une portée toute particulière, le frontispice. Cet emplacement met en scène l'usage de l'abécédaire et représente le « tableau » (au sens de Piaget) de la leçon de lecture. Un mode d'emploi du livre est proposé par cette « image-cadre », pour reprendre la définition utilisée par Claude Bremond dans l'analyse du conte et appliquée par Louis Marin au frontispice des contes de Perrault. Même si d'autres images que les frontispices peuvent prescrire, représenter et symboliser les usages de l'abécédaire, l'étude des variations iconiques des frontispices d'abécédaires (ou des couvertures d'albums abécédaires qui assument les mêmes fonctions) apporte toutes sortes d'indications sur les multiples horizons d'attente des livrets. Les positions respectives des personnages représentés dans la structure de la famille nucléaire, dans celle de la vie scolaire ou dans l'éducation préceptorale s'y trouvent spécifiées, en indiquant bien la relation entre l'enfant et l'adulte. Le contact avec le livre est précoce (probablement plus qu'aujourd'hui) et s'opère vers trois ou quatre ans. Dans le cadre familial, les clivages de genre apparaissent à travers des représentations distinctes pour les scènes de l'éducation maternelle et de l'éducation paternelle. Du côté de la mère, la scène se passe à l'intérieur de la maison, alors que pour le père, elle a lieu en plein air, et l’enfant est invité à confronter d’emblée son livre avec le grand livre du monde qu'il découvre sous les rayons bienfaisants du soleil. Frères et sœurs reproduisent ces « tableaux » paradigmatiques à l'échelon du jeu entre aînés et cadets, petits garçons et petites filles, parfois même entre animaux familiers ou poupées. Une variante assez rare situe la scène de lecture avec la mère ou l'aïeule sur le palier de la maison.
C'est là que Courbet, dans le portrait posthume qu'il dédie au philosophe qui l'a soutenu, représente Proudhon, méditant, assis sur les marches du seuil de la maison entre ses deux fillettes, dont l'une joue sur le sable, et dont l'autre déchiffre, le doigt sur les lettres, un petit abécé. Cet hommage à l'enfance, symbolique dans un portrait funéraire, engage aussi le souvenir des positions de Proudhon sur les livres de l'enfance, puisque le philosophe s'était indigné de l'édition illustrée par Doré des Contes de Perrault, à cause du luxe de la publication ornée de grandes planches à laquelle il préférait de petits livres plus modestes et plus quotidiens. La figure du seuil joue à la fois sur le thème de l'éducation élémentaire comme rituel initiatique, et sur l'évocation du thème funéraire, tandis que les marches du palier constituent un discret rappel de l'iconographie du Degré des âges dans l'imagerie populaire. Le tableau fonctionne ainsi à la fois comme icône (scène familiale), index (portrait), et diagramme (degré des âges), pour reprendre la terminologie de Peirce, ce qui lui donne une portée très condensée, particulière au peintre des « allégories réelles », tout comme c'est fréquemment le cas pour l'illustration de frontispice.
Pour en revenir aux scènes de lecture des frontispices d'abécédaires, il ne s'agit pas seulement d'images riches par la multiplicité des fonctions iconiques qu'elles mettent en œuvre, ce sont aussi des images au statut complexe, qui renvoient à l'horizon imaginaire de la scène de lecture, ou bien adoptent une représentation stéréotypée empruntée à un schéma transmis par l'iconographie traditionnelle. Bien qu'elle se référent au quotidien, il serait erroné de les prendre pour argent comptant, et même de les considérer comme des modes d'emploi du livret abécédaire. Elles rappellent simplement, d'une façon tout à fait générique, que l'abécédaire est un instrument d'apprentissage de la lecture. Même s'il s'avère dans les faits que l'abécédaire peut être utilisé à l'école, le modèle de l'apprentissage le plus répandu reste domestique, et valorise la représentation de l'intimité familiale, et tout particulièrement celle du lien entre la mère et l'enfant. Le caractère très affectif de l'apprentissage de la lecture est toujours mis en scène, et cette coloration par l'affect est importante dans le message transmis par l'image.

La structure du livret abécédaire
L'abécédaire apparaît comme un ouvrage dont la forme est figée, déterminée par des règles de structure invariables, même s'il existe une infinie variété dans les façons de le décliner selon les méthodes et les thèmes, selon les publics et les techniques d'édition. Effet d'annonce à l'acquéreur, le titre indique souvent une « nouvelle » méthode, les préfaces en détaillent les originalités, les images cherchent (plus ou moins) à s'écarter des schémas ou plutôt à en proposer des variations, mais en fait l'ensemble demeure très homogène et l'abécédaire apparaît d'abord comme un genre, une formule d'édition.
L'alphabet, les syllabes, les mots, les petites phrases se font suite avant que l'on n'accède aux petits textes qui sont publiés à la fin et au catalogue de l'éditeur parfois indiqué au dos du livre. Le caractère progressif et méthodique de l'abécédaire comme une chaîne organisée d'apprentissages est fortement marqué. L'apprentissage de la lecture se décompose en une suite de paliers éducatifs, et l'on ne passe d'une étape à la suivante qu'une fois celle-ci parfaitement acquise. A cet enseignement gradué, convient tout à fait la figure des « degrés » qui vient d'être évoquée, en rapport avec l'imagerie des degrés des âges. L'image y est très souvent présente, mais selon des modalités distinctes déterminées par les types de publics et les périodes au 19e siècle.

L'abécédaire et la pédagogie par l'image
La pédagogie par l'image sur laquelle repose le principe de l'abécédaire à figures, qui en constitue l'un des principaux terrains d'application, a son fondateur européen, Comenius, et ses traditions. Dans l'abécédaire à figures, elle est mise en œuvre par un dispositif spécifique qui renvoie tant aux arts de mémoire qu'au monde de l'imprimé.

— l'Orbis Pictus de Comenius et son alphabet de cris d'animaux
Dès le 19e siècle, des méthodes « actives » ont été préconisées, inspirées par la pédagogie par l'image dont l'Orbis Sensualium Pictus du tchèque Comenius (1658), lexique plurilingue en forme d'encyclopédie, est le titre fondateur, rapidement diffusé à travers tout l'Occident, même si jusqu'au dix-neuvième siècle son aire de diffusion est principalement celle du monde protestant. Exilé après la bataille de la Montagne blanche, l'auteur se fit lui-même l'ambassadeur européen de sa méthode, dont la redécouverte et l'exploitation en France datent des années 1860 puis de la Troisième République. Le livre, un volume comprenant cent cinquante leçons, a pour principe la leçon de choses, — les choses étant remplacées par des images —, et fait appel au monde des sens, selon un principe pédagogique dont se sont réclamés ultérieurement Locke puis madame de Genlis. Une volumineuse variante plurilingue est publiée à Vienne par Bertuch au début du dix-neuvième siècle et sera suivie de multiples imitations, jusqu'à l'imagier du père Castor.
L'Orbis Pictus commence par une table d'alphabet très originale, dont la structure s'organise par lignes et colonnes. La colonne de gauche contient des images d'animaux gravées sur bois et superposées comme en une bande dessinée ; la colonne principale est constituée de petites phrases dont le thème est le nom de l'animal et le prédicat le verbe décrivant son cri, par une forme souvent tirée d'une onomatopée ; la colonne suivante transcrit phonétiquement le son du cri d'animal ; et la dernière colonne introduit la lettre de l'alphabet qui renvoie à ce son. Chaque ligne permet ainsi à l'enfant d'extraire par lui-même le son de l'image, par un processus complexe, visuel et acoustique, associant l'image, la langue maternelle, le phonogramme et enfin la lettre alphabétique. Cette logique expérimentale est réitérée de lettre en lettre jusqu'à la fin de l'alphabet. De ligne en ligne, l'alphabet est présenté comme une sorte de langage naturel extrait des cris d'animaux qui ignorent la frontière des langues. Les variations inspirées par l'abécédaire des cris d'animaux de Comenius restent à explorer : un exemple en est la première page de Mon histoire naturelle de mademoiselle Brès.
La suite du livre de Comenius en fait un livre des livres, une somme encyclopédique qui est peut-être destinée à se substituer aux petits abécédaires catéchétiques si largement diffusés, et aux Fibel que devait décrire la définition de Jean-Paul.

— les traditions de la pédagogie par l'image
En France, deux traditions différentes de la pédagogie par l'image et des pédagogies actives ont coexisté, dont l'une était populaire, avec le Rôti-cochon, et l'autre préceptorale et aristocratique, avec le Bureau typographique de Dumas (1733) ou le Quadrille des enfants de Berthaud (1744) associant le livre au jeu pédagogique. Peu d'exemplaires des abécédaires inspirés par ces méthodes, objets éphémères s'il en est, ont été conservés, alors que pour le 19e siècle, ils représentent un ensemble foisonnant dont un bel échantillonnage est conservé par le musée national de l'éducation de Rouen. Quant au fonds des abécédaires à figures, il a été abondamment préservé par le dépôt légal à la Bibliothèque nationale de France, où j'ai pu consulter un ensemble de 2100 abécédaires, illustrés ou non, qui avaient été rassemblés et classés à l'initiative de Jean-Pierre Seguin.

— le dispositif visuel spécifique à l'abécédaire à figures
Hymne à la culture écrite alphabétique et livresque, le livret abécédaire associe une technologie d'apprentissage fondée sur les arts de mémoire à un format qui glorifie l'objet livre et l'art typographique : c'est là tout le sens de la fable de Jean Paul.
À travers l'ordre typographique que célèbre l'abécédaire, agit aussi, sur une plus longue durée, la persistance de modes mnémotechniques utilisés depuis l'antiquité, repris au Moyen Âge puis à la Renaissance, ceux des arts de la mémoire, qui consistent à placer dans des lieux distincts parcourus selon un itinéraire défini une succession d'images, qui, par des mécanismes associatifs, permettent de mémoriser de nouvelles connaissances. Dans chaque case, se trouvent distribuées des images selon l'ordre alphabétique (la lettre est l'initiale du mot désignant l'image) : le dispositif mnémonique est ici à la fois acoustique et visuel puisqu'il il faut entendre le son de l'initiale du mot et reconnaître l'image. Une multitude de nouveaux savoirs peuvent ainsi se disposer selon cet ordre alphabétique, lorsque l'abécédaire à figures donne lieu à une collection de livrets. L'alphabet ne sert pas seulement à apprendre à lire mais c'est aussi une machine à acquérir de nouvelles séries de connaissances, grâce au recours aux techniques des arts de mémoire.
L'abécédaire procède aussi du monde de l'imprimé dont il proclame la présence dans sa mise en pages. C'est celle de la « table d'alphabet » qui s'inspire de la casse d'imprimeur : une grande lettre est isolée dans une case, les cases s'ajustent les unes aux autres, et l'on peut les parcourir du regard de gauche à droite et de haut en bas. La linéarité de la lecture alphabétique, le caractère discret des lettres les unes par rapport aux autres sont ainsi mis en évidence.
La même disposition est reprise pour les images lorsque celles-ci sont regroupées en planches hors texte : les vignettes sont placées dans des cases, juxtaposées et superposées, selon un ordre de lecture indiqué par la séquence alphabétique. Tant du côté du texte que de l'image, se ressent l'inculcation d'un ordre de lecture qui est associé à l'ordre typographique. Un autre indice en est la fréquente représentation de l'imprimeur dans les abécédaires des métiers.
Face à cette valorisation de l'univers de l'imprimé typographique, il est difficile de ne pas évoquer l'un des récits d'origine de l'invention de l'imprimerie qui l'associe à la tradition des jeux de lecture sur des supports variés déjà signalée par saint Jérôme. D'après un épisode de Batavia d'Adrien de Jongue (1588), c'est vers 1420 que Laurent Coster « se mit à tailler des écorces de hêtre en forme de lettres, avec lesquelles il traça sur le papier, en les appliquant l'une après l'autre, un modèle composé de plusieurs lignes, pour l'instruction de ses enfants », puis « il imprima ainsi des images auxquels il avait ajouté des caractères en bois ». Le premier livre illustré aurait-il été un abécédaire à figures pour enfants ?

Typologie, formes et supports de l'abécédaire à figures
De l'aspect matériel des livrets abécédaires, découle une typologie qui permet de mieux comprendre le vaste corpus des abécédaires publiés au dix-neuvième siècle. Il est bon au préalable de rappeler que l'abécédaire à figures ne représente qu'une partie du corpus global des abécédaires, auquel échappent notamment bon nombre de manuels scolaires jusqu'aux recommandations liées à l'application des lois Ferry qui ont massivement fait entrer l'image dans les livres classiques. Les abécédaires illustrés dont le principe est indiqué par l'Orbis pictus de Comenius ne sont que l'une des formes de l'abécédaire, qui, en classe, n'est longtemps pas illustré : ainsi l'Alphabet et premier livre de lecture publié par Hachette que Guizot fait acheter et distribuer dans les classes ne comporte aucune image.

— la typologie des abécédaires
Trois grandes catégories se laissent reconnaître au premier coup d'œil, elles correspondent à des circuits et à des publics différents qui accordent une place croissante à l'image. La première est celle du livre de colportage, la seconde celle des abécédaires des libraires d'éducation, et la troisième celle des albums.
Le livre de colportage ne comporte parfois aucune image, — sinon un signe éponyme pour la Croix de par Dieu —, mais le plus souvent il compte une illustration sur la couverture ou le frontispice, selon un répertoire tout à fait déterminé, généralement religieux. L'abécédaire de colportage est proche du catéchisme, et le catéchisme peut probablement servir d'abc. Pour les petites écoles de fréquentation populaire, la Croix de par Dieu, petit abécédaire validé par l'évêché qui associe l'étude des lettres à celle du catéchisme, reste utilisée au cours du dix-neuvième siècle, à côté des livrets sans image et laïcs des écoles primaires. Sa désignation, rendue célèbre par son emploi dans une réplique de Molière, vient du signe de croix, représenté par un pictogramme cruciforme au début de l'alphabet, qui rappelle que toute leçon commence par une prière, et que le Christ est le Verbe. Cette forme, connue depuis les débuts de l'imprimé, est l'équivalent français du Hornbook et du Battledore anglais, où, sur une tablette de bois ou un feuillet plié, les lettres précèdent les prières. Les indices matériels du livre de colportage le font immédiatement reconnaître : bois de fil, impression dense et modeste, petit format et petit nombre de pages, couverture de papier dominoté ou de papier à sucre ou simplement imprimée avec une gravure sur bois de fil. Le répertoire iconographique relève de l'imagerie religieuse (Crucifixion, Notre-Dame des Ermites), souvent liée à l'enfance (saint Nicolas, ange gardien, Vierge à l'enfant) ou à l'éducation maternelle (l'éducation de la Vierge). Cette imagerie désigne parfois l'origine géographique de l'abécédaire, avec le saint Nicolas lorrain ou l'oiseau provençal.
Les abécédaires des libraires d'éducation sont destinés aux classes moyennes, plutôt urbaines, et utilisés, semble-t-il, à la maison autant qu'en classe dans les pensions religieuses. Ils sont illustrés d'images dont le nom a pour initiale la lettre donnée en leçon, et de gravures regroupées en planches hors-texte par quatre et plus souvent six sujets. Ils traitent de thèmes divers mais chaque livre explore un seul champ sémantique, ce qui permet aux éditeurs d'en tirer une sorte de collection dans leurs fonds de livres classiques, en éditant des abécédaires thématiques sur plusieurs domaines. Les représentations imagées se transmettent d'édition en édition, se recopient d'un éditeur à l'autre : on s'en aperçoit aux légères variations des regravures, à l'inversion de l'image, au passage du bois à l'eau-forte ou inversement. Ils font partie du marché du livre pour enfants qui se développe sous la Restauration et la monarchie de Juillet, essentiellement à des fins domestiques, mais qui s'introduit aussi sur le marché du livre scolaire, en une période où la démarcation entre livres de classe et livres de la maison n'est pas encore tout à fait tracée. Les abécédaires appartiennent aux deux marchés tout comme le livre de prix distribué en fin d'année, selon un rituel qui prend de plus en plus d'importance au cours du siècle.
Les albums sont centrés sur l'image et destinés à la toute petite enfance. Il s'agit là d'une forme que le marché de l'estampe contribue à développer, à partir des années 1820 où la lithographie commence à se répandre, prenant le relais des premiers albums illustrés à l'eau-forte. Alors que le manuel scolaire n'est pas illustré, ou seulement en noir et blanc, l'édition enfantine utilise volontiers l'album, livre presque sans texte fondé sur l'image, dont la forme est issue du romantisme, et, par exemple, des recueils lithographiés de Victor Adam ou du bonapartiste Charlet, concepteur d'un Alphabet moral et philosophique à l'usage des petits et des grands enfants, Paris, Langlumé, 1835, qui présente un C « Croquemitaine », un E « Enfant » et un G « Grognard » sans oublier l'X polytechnicien. Le marché des albums, dont l'abécédaire n'est qu'un cas particulier, s'élargit au cours du siècle, il est associé au livre d'étrennes, aux cadeaux de Noël, qui devient fête de la petite enfance selon une tradition germanique transmise par l'Alsace, par où la lithographie a été introduite en France. L'impression en couleurs est employée, selon le modèle anglais du toybook, à partir des années 1860, et s'impose vraiment dans les deux dernières décennies du siècle. La poésie de l'abécédaire est, en Angleterre, associée à l'humour du nonsense, par exemple chez Edward Lear. Les formats s'agrandissent dans ces imagiers offerts aux enfants pour les étrennes, auxquels s'essaient par la suite de grands illustrateurs tels que Walter Crane, Kate Greenaway en Angleterre, puis Hellé (l'Alphabet de la grande guerre) ou Bonnard (l'alphabet du père Ubu) en France. À la fin du siècle, certains albums alphabets sont des « indéchirables sur toile » et finissent par faire partie des objets de la nursery.

— de l'objet-livre à d'autres supports : les variétés de l'abécédaire romantique
À côté de l'objet-livre, bien d'autres formes de l'abécédaire ont existé. Je voudrais rapidement présenter celles qui ont trait à l'estampe et aux divers supports de l'image.
L'abécédaire-livre a accompagné le triomphe de l'école et de l'acculturation démocratique : il en était l'emblème au moment où le livre apparaissait comme la clé de l'instruction, l'instrument du progrès et de l'éducation populaire. L'image servait le livre et aidait ceux que Jean Hébrard a dénommés les « nouveaux lecteurs » à accéder à la culture écrite, ce qui rendait possible une ascension sociale rapide. Lorsque Daumier, lui-même le fils d'un vitrier-poète et dramaturge dont la trajectoire fut celle d'un autodidacte, et bon représentant des républicains pour lesquels la légende de l'abécédaire était un opérateur symbolique très fort, participe en 1848 au concours d'esquisses pour la figure de la République, il compose une allégorie de La République, qui est personnifiée comme une « mère », et qui ressemble à une « mère » compagnonnique, assise et monumentale. Mais cette république est aussi une mère éducatrice, environnée de ses enfants dont elle nourrit l'un à la mamelle tandis qu'un autre lit un petit livre. Elle est à la fois mère de famille et institutrice. Daumier prend ainsi au pied de la lettre le programme du concours proposé aux artistes par Ledru-Rollin qui renvoie au thème médiéval et renaissant de la double nourriture : La République nourrit ses enfants et les instruit. Déjà évoqué, le portrait de Proudhon par Courbet rapproche la petite fille qui lit son ABC sur les marches du portrait mélancolique du philosophe et donne ainsi une version réaliste de l'allégorie traditionnelle de la Grammaire dans la tradition iconologique.
L'abécédaire-livre, avec ses pages reproduisant l'aspect de la casse de l'imprimeur, et sa succession réglée d'apprentissages, apparaît dans sa structure comme une représentation de l'ordre disciplinaire que met en évidence Foucault dans Surveiller et punir. Sa mise en page n'est pas sans analogie avec la disposition de la salle de classe aux pupitres alignés par rangées où chaque écolier trouve sa place sous l'œil « panoptique » du maître. Lors de la soutenance de ma thèse, Maurice Agulhon avait toutefois critiqué cette approche qu'il trouvait réductrice, en faisant valoir, inversement, le caractère démocratique et égalitaire d'un tel espace où aucune lettre n'occupe plus de place qu'une autre, de même que dans la salle de classe, tous les rangs sont égaux.
L'explosion de la production d'abécédaires-livres a été accompagnée par d'autres formes éditoriales, liées à l'essor du marché de l'estampe et de la lithographie romantiques. Après 1835, le plus grand éditeur-lithographe, Aubert, qui dominait jusqu'alors le marché de l'image politique et de la caricature de presse, fut contraint de se reconvertir et chercha de nouveaux débouchés ; l'un de ces marchés fut le livre d'enfants, et tout particulièrement l'album, et l'abécédaire. Reprenant une idée de son beau-frère Philipon dont le premier livre, lorsqu'il était arrivé de Lyon à Paris, avait été en 1829 un abécédaire-album lithographié qu'il avait lui-même composé, Aubert eut l'idée de lancer la mode d'une collection d'abécédaires en images. Ces abécédaires, vendus dans les magasins de nouveautés, étaient des dépliants en bandes, dont chacun était tiré d'une grande planche lithographiée, découpée puis assemblée selon un principe qu'Aubert avait déjà exploité pour des illustrations dépliantes de ses journaux de caricatures. Daumier, qui pourtant apporta sa contribution à la collection des abécédaires d'Aubert, s'en est moqué dans deux planches de la série Caricaturana, publiée dans Le Charivari, où il stigmatise à travers les métamorphoses de son héros Robert Macaire toutes les formes de capitalisme soutenues par Louis-Philippe et Guizot. Lorsqu'il donne le portrait de Robert Macaire libraire, il en fait un marchand d'abécédaires, homme-sandwich vendant sa marchandise en pleine rue. Dans une autre lithographie, Daumier se met lui-même en scène et dialogue avec son éditeur, derrière lequel apparaissent les livres de comptes où les ABC lui font gagner des millions.
Non seulement l'abécédaire est l'un des symptômes du « triomphe du livre », selon la formule de Martin Lyons, qui est celui du marché du livre et de l'édition, mais il s'associe aussi à l'essor du nouveau marché de l'enfance, ainsi qu'aux nouvelles formes lithographiques de l'estampe. Peu à peu l'album apparaît, et la série alphabétique devient prétexte, ou thème de collection : l'abécédaire devient un « consommable », les séries d'alphabets « en bandes » se déclinent et se multiplient. Dans l'histoire des collections, le cas des abécédaires dépliants d'Aubert lancés dès 1835 est un véritable prototype, qui montre combien l'éditeur cherche à structurer son fonds par un effet de mise en série.
La simplicité graphique de la technique lithographique et le caractère transformable de la planche d'imagerie ont permis à l'abécédaire d'exister sous de nombreuses autres formes : la planche d'images pouvait être vendue en tant que telle, mais elle pouvait aussi se transformer, comme on vient de le voir, en un dépliant, se découper pour être insérée dans un livret et l'illustrer, être publiée comme un album, être plaquée sur un carton et transformée en un puzzle, être transformée en jouet (petits bonshommes-lettres à la manière des petits soldats) ou en jeu de cartes. Les planches du département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France, parce qu'elles proviennent du dépôt légal dont l'imprimeur lithographe a la responsabilité, montrent l'état initial des planches lithographiées. D'autres collections, comme celles du musée national de l'éducation à Rouen ou celles du musée du Jouet de Poissy, permettent de découvrir les multiples transformations de ces planches en jeux et en joujoux. Enfin, les éditeurs imagiers, et notamment l'imagerie d'Épinal, procèdent aux mêmes manipulations lorsqu'ils investissent à leur tour le marché de l'enfance.
Dans cette grande variété de formats et d'objets, l'expérimentation trouve pleinement sa place et l'enfant est considéré comme une personne qui s'instruit par l'action et par le jeu. S'il est à certains égards une forme fixe, voire figée, l'abécédaire est aussi un objet ouvert à toutes sortes de recherches pédagogiques qui réactivent, dans un temps qui est celui de la démocratie, des traditions pédagogiques réservées auparavant aux éducations préceptorales et princières : ainsi, le quadrille des enfants de Berthaud se trouve repris, ou transposé par de nouvelles variantes. Toutes ces techniques qui sont celles du jeu et du jouet éducatif préfigurent les méthodes nouvelles.

De l'importance des thèmes et des contenus de l'abécédaire
L'une des clés d'apprentissage est le caractère transformable de l'objet abécédaire. La variété des modes d'appropriation, qui permettent le découpage, le coloriage, la manipulation, et ne se limitent pas à la consultation tranquille du livre, peut s'adapter à des profils d'élèves différents et tient compte de la psychologie de l'enfant. Une autre des clés d'apprentissage de l'abécédaire à figures est l'attention prêtée aux contenus, qui se manifeste par le choix des séries lexicales et des thèmes. Seules les premières pages de l'abécédaire-livre sont consacrées à l'apprentissage technique ou au choix d'une méthode ; ensuite importe le choix du thème, qui dans le cas de l'image abécédaire est donné d'emblée, avec l'alphabet. Dans les débats actuels sur l'enseignement de la lecture, tout s'est longtemps concentré sur la vieille querelle entre méthode globale, semi-globale ou méthode syllabique. Le cas des abécédaires à figures du dix-neuvième siècle incite l'enseignant, comme le préconisent les derniers programmes mis en place sur la proposition de Jean Hébrard, à déplacer le problème des méthodes aux contenus : dans l'apprentissage de la lecture, l'important est la motivation de l'enfant plutôt que la méthode. S'il est intéressé par ce qu'il va lire, il aura envie de lire mieux et de continuer à lire pour acquérir des connaissances nouvelles.
L'abécédaire thématique, qu'il s'agisse d'un livre ou d'une image vendue à la feuille, est consacré à un thème qu'annonce le titre : jeux, cris de la ville, oiseaux, quadrupèdes, saints, histoire, géographie... Les séries les plus répandues portent, comme le rappelle Jean-Paul, sur les métiers et sur l'histoire naturelle comme pour rappeler l'héritage des Lumières, inhérent à la pédagogie sensualiste, dans ces petits livres qui perpétuent modestement l'héritage de l'Encyclopédie et l'œuvre de Buffon à l'usage des petits enfants. Dans le cas des métiers, le livret informe l'enfant sur la société, et lui donne des éléments d'ouverture vers une orientation professionnelle qui ne sera pas nécessairement reproductrice. Mais il transmet aussi les stéréotypes sociaux inscrits dans les représentations collectives. L'examen des séries lexicales très standardisées et de leurs variations est utile à cet égard, et par exemple on peut à un moment donné noter que la lettre U n'est plus associée à Usurier mais à Usine.
L'enjeu des mots et des textes choisis pour apprendre à lire importe à tel point que dans les formes traditionnelles de l'abécédaire, catéchèse et leçon de lecture vont de pair. Mais le siècle des Lumières, en disséminant des pratiques pédagogiques longtemps réservées aux éducations delphinales ou princières, a laïcisé l'abécédaire qui se transforme alors en somme encyclopédique des savoirs de l'enfance, pour accompagner l'entrée dans le domaine de l'écrit qui constitue pour l'enfant un seuil culturel. Les abécédaires ont constitué de plus une sorte de mythe à l'époque romantique. L'abondance des titres et l'importance des rééditions, tout comme la variété des formes qui existent au dix-neuvième siècle, prouvent qu'il s'agit là de l'un des premiers circuits de diffusion de la culture de masse au moment où se développe la librairie d'éducation sous la Restauration et la monarchie de Juillet. La scolarisation entraîne en effet dès la loi Guizot sur l'école primaire (1833) un besoin de manuels identiques pour tous les élèves d'une classe. Le public scolaire, dans les écoles publiques ou confessionnelles, représente un marché captif et un vaste débouché pour l'édition en pleine croissance. L'aspect matériel des abécédaires permet de distinguer deux circuits bien distincts, celui de l'édition de colportage destinée aux petites écoles et à l'alphabétisation populaire, et celui de la librairie d'éducation qui diffuse sa production dans les classes moyennes ou aisées dont les rejetons apprennent à lire à la maison ou en pension. À ces formes de l'abécédaire comme livre, qu'il soit utilisé comme petit livre de l'enfance en classe ou à la maison, s'ajoutent toutes sortes de métamorphoses ludiques qui n'ont pu qu'être évoquées mais qui témoignent de la fascination pour l'écrit et pour les lettres qui fut celle du dix-neuvième siècle. En témoignent tous les jeux mêlant l'image à la lettre que l'on trouve dans les livres d'éducation, et qui se multiplient dans l'album, l'estampe et l'image : il s'agit là non seulement d'une rêverie « mimologique » et d'une tentative de régression hiéroglyphique de l'alphabet en relation avec les discussions contemporaines sur l'origine de l'écriture alphabétique, mais aussi de la mise en évidence d'une véritable esthétique ornementale de la lettre figurée, que partagent

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