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Extrait

« Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Molière, Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7

SCAPIN
Monsieur, votre fils...

GÉRONTE
Hé bien mon fils...

SCAPIN
Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde.

GÉRONTE
Et quelle ?

SCAPIN
Je l’ai trouvé tantôt, tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal à propos ; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine, nous a invités d’y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé ; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

GÉRONTE
Qu’y a-t-il de si affligeant en tout cela ?

SCAPIN
Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vous dire que si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.

GÉRONTE
Comment, diantre, cinq cents écus ?

SCAPIN
Oui, Monsieur ; et de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.

GÉRONTE
Ah le pendard de Turc, m’assassiner de la façon !

SCAPIN
C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.

GÉRONTE
Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN
Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.

GÉRONTE
Va-t’en, Scapin, va-t’en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.

SCAPIN
La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?

GÉRONTE
Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN
Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.

GÉRONTE
Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici, l’action d’un serviteur fidèle.

SCAPIN
Quoi, Monsieur ?

GÉRONTE
Que tu ailles dire à ce Turc, qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place, jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande.

SCAPIN
Eh, Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens, que d’aller recevoir un misérable comme moi, à la place de votre fils ?

GÉRONTE
Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN
Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.

GÉRONTE
Tu dis qu’il demande...

SCAPIN
Cinq cents écus.

GÉRONTE
Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ?

SCAPIN
Vraiment oui, de la conscience à un Turc.

GÉRONTE
Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?

SCAPIN
Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.

GÉRONTE
Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ?

SCAPIN
Ce sont des gens qui n’entendent point de raison.

GÉRONTE
Mais que diable allait-il faire à cette galère ?

SCAPIN
Il est vrai ; mais quoi ! on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.

GÉRONTE
Tiens, voilà la clef de mon armoire.

SCAPIN
Bon.

GÉRONTE
Tu l’ouvriras.

SCAPIN
Fort bien.

GÉRONTE
Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

SCAPIN
Oui.

GÉRONTE
Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiers, pour aller racheter mon fils.

SCAPIN, en lui rendant la clef
Eh, Monsieur, rêvez-vous ? Je n’aurais pas cent francs de tout ce que vous dites ; et de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné.

GÉRONTE
Mais que diable allait-il faire à cette galère ?

SCAPIN
Oh que de paroles perdues ! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu’à l’heure que je parle on t’emmène esclave en Alger. Mais le Ciel me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu ; et que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un père.

GÉRONTE
Attends, Scapin, je m’en vais quérir cette somme.

SCAPIN
Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l’heure ne sonne.

GÉRONTE
N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?

SCAPIN
Non, cinq cents écus.

GÉRONTE
Cinq cents écus ?

SCAPIN
Oui.

GÉRONTE
Que diable allait-il faire à cette galère ?

SCAPIN
Vous avez raison, mais hâtez-vous.

GÉRONTE
N’y avait-il point d’autre promenade ?

SCAPIN
Cela est vrai. Mais faites promptement.

GÉRONTE
Ah maudite galère !

Molière, Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7
Librairie des bibliophiles (Paris), 1876
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