Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Les Chants de Maldoror dans le texte

Lautréamont

Apostrophe à l’océan

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant I, strophe 9, 1869
Dans le premier chant se trouve la fameuse apostrophe à l’océan, répétée comme un refrain, et qui introduit une parallèle entre la mer insondable et la profondeur du cœur humain.
 

Vieil Océan, les hommes, malgré l’excellence de leurs méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens d’investigation de la science, à mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes ; tu en as que les sondes les plus longues, les plus pesantes ont reconnu inaccessibles. Aux poissons… ça leur est permis, pas aux hommes. Souvent je me suis demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître : la profondeur de l’Océan ou la profondeur du cœur humain ! Souvent, la main portée au front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts d’une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant abstraction de tout ce qui n’était pas le but que je poursuivais, m’efforçant de résoudre ce difficile problème ! Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux, l’Océan ou le cœur humain ? Si trente ans d’expérience de la vie peuvent jusqu’à un certain point pencher la balance vers l’une ou l’autre de ces solutions, il me sera permis de dire que, malgré la profondeur de l’Océan, il ne peut pas se mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété, avec la profondeur du cœur humain. J’ai été en relation avec des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas de s’écrier : « Ils ont fait le bien sur cette terre, c’est-à-dire qu’ils ont pratiqué la charité : voilà tout, ce n’est pas malin, chacun peut en faire autant. » Qui comprendra pourquoi deux amants qui s’idolâtraient la veille, pour un mot mal interprété, s’écartent l’un vers l’Orient, l’autre vers l’Occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l’amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire. C’est un miracle qui se renouvelle chaque jour, et qui n’en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi l’on savoure non seulement les disgrâces générales de ses semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers, même de son père et de sa mère, tandis que l’on est affligé en même temps ? Un exemple incontestable pour clore la série : l’homme dit hypocritement oui et pense non. C’est pour cela que les hommes ont tant de confiance les uns dans les autres, et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil Océan ! […]

Vieil Océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je m’empresse de te donner. Balancé voluptueusement par les molles effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au milieu d’un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par de courts intervalles. À peine l’une diminue, qu’une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique de l’écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre d’une manière monotone, mais sans laisser de bruit écumeux.) […]

Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux ! Vieil Océan, aux vagues de cristal… Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre, car je sens que le moment est venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal ; mais… courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons avec le sentiment du devoir notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil Océan !

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, 1869, p. 26-32.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • France
  • Littérature
  • Poésie en prose
  • Lautréamont
  • Les Chants de Maldoror
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmd4kbs4nddwn

L’image blasphématoire de Dieu déchu

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant III, strophe 4, 1869

C’était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère ; ses dents n’étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l’avaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme l’écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules. L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines : dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau... Il était soûl ! Horriblement soûl ! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang ! Il remplissait l’écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici ; si l’ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur... se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes de l’orgie ! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit : « Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course : travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j’appelle le kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent : « Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre ? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux ? Mais, ni la taupe, ni le casoar, ni le flamant ne t’imiteront, je te le jure. » L’âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit : « Ça, pour toi. Que t’avais-je fait pour me donner des oreilles si longues ? Il n’y a pas jusqu’au grillon qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit : « Ça, pour toi. Si tu ne m’avais fait un œil si gros, et que je t’eusse aperçu dans l’état où je te vois, j’aurais chastement caché la beauté de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît. » Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit : « Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n’êtes que des lâches, puisque vous l’avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées ? » L’homme, qui passait, s’arrêta devant le Créateur méconnu ; et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste ! Malheur à l’homme, à cause de cette injure ; car, il n’a pas respecté l’ennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin ; sans défense et presque inanimé !... Alors, le Dieu souverain, réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put ; en chancelant, alla s’asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire ; et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. Ô humains, vous êtes les enfants terribles ; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande existence, qui n’a pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n’ayant pas conservé assez de force pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle s’est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant qui passe ; il a vu que le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il faisait l’aumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de tête. Oh ! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de l’univers devient une chose difficile ! Le sang monte quelquefois à la tête, quand on s’applique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race d’esprits. L’intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins !

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, 1869, p. 162-165.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • France
  • Littérature
  • Poésie en prose
  • Lautréamont
  • Les Chants de Maldoror
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmfg9tdqtwgmh

Maldoror prend racine

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant IV, strophe 4, 1869

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules : l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité.

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, 1869, p. 202-204.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • France
  • Littérature
  • Poésie en prose
  • Lautréamont
  • Les Chants de Maldoror
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm00hrdh7wdq

L’araignée de l’insomnie

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant V, strophe 7, 1869

« Chaque nuit, à l’heure où le sommeil est parvenu à son plus grand degré d’intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l’atmosphère. Vu sa conformation d’insecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de la littérature, que d’attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle s’est assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la médiation, les diverses parties de son corps, et s’avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable ! moi qui fait reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de satin. Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. Tout simplement ! Combien de litres d’une liqueur pourprée, dont vous n’ignorez pas le nom, n’a-t-elle pas bus, depuis qu’elle accomplit le même manège avec une persistance digne d’une meilleure cause ! Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu’elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par inattention ? Lui ai-je enlevé ses petits ? Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen ; elles n’ont même pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur mes lèvres, quoique l’on ne doive se moquer de personne. Prends garde à toi, tarentule noire ; si ta conduite n’a pas pour excuse un irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans l’immobilité, et je t’écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je t’ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l’éclosion de la poitrine, et de là jusqu’à la peau qui recouvre mon visage ; que par conséquent je n’ai pas le droit de te contraindre. Oh ! qui démêlera mes souvenirs confus ! Je lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang : en comptant la dernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié d’une coupe d’orgie. » Il parle, et il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de l’autre, pressant le parquet de saphir afin de s’enlever, il se trouve étendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin d’attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la même résolution, et n’est-elle pas toujours détruite par l’inexplicable image de sa promesse fatale ? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur ; car, pour lui le serment est sacré. Il s’enveloppe majestueusement dans les replis de la soie, dédaigne d’entrelacer les glands d’or de ses rideaux, et, appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main, la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris l’habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que son visage respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui !) verra la dernière représentation de la succion immense ; car, son unique vœu serait que le bourreau en finît avec son existence : la mort, et il sera content. Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre. Nous ne sommes plus dans la narration.

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, 1869, p. 268-270.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • France
  • Littérature
  • Poésie en prose
  • Lautréamont
  • Les Chants de Maldoror
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmcd0t89pbt31

Mervyn

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant VI, strophe 1, 1869
L’extrait du dernier chant, qui commence par une description de Paris au crépuscule et qui introduit le personnage de Mervyn, s’achève sur la comparaison qui, grâce aux surréalistes, est devenue la formule la plus célèbre de l’auteur.
 

Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d’acajou et les montres en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures ont sonné à l’horloge de la Bourse : ce n’est pas tard ! À peine le dernier coup de marteau s’est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu’au boulevard Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s’évanouit et tombe sur l’asphalte. Personne ne la relève : il tarde à chacun de s’éloigner de ce parage. Les volets se referment avec impétuosité, et les habitants s’enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un cœur qui cesse d’aimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence morne plane sur l’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs à gaz ? Que sont-elles devenues, les vendeuses d’amour ? Rien… la solitude et l’obscurité ! Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en s’écriant : « Un malheur se prépare. » Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si l’on s’approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l’attention de ce passant, on s’aperçoit, avec un agréable étonnement, qu’il est jeune ! De loin on l’aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une figure sérieuse. Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques du front : il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, 1869, p. 288-290.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • France
  • Littérature
  • Poésie en prose
  • Lautréamont
  • Les Chants de Maldoror
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmh6q4wrx4ggw