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Anthologie

Le Neveu de Rameau dans le texte

Incipit

Denis Diderot, Le neveu de Rameau, 1762

Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entretiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût ou de philosophie. J'abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage riant, à l'œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence ; là je m'amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l'endroit du monde, et le café de la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu. C'est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les plus surprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos ; car si l'on peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Légal ; on peut être aussi un grand joueur d'échecs, et un sot, comme Foubert et Mayot. Un après-dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer.

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Le renégat d’Avignon

Denis Diderot, Le neveu de Rameau, 1762

A travers cette horrible histoire de dénonciation d’un riche négociant juif à l’Inquisition pour spolier tous ses biens, le Neveu (LUI) fait l’apologie cynique du « sublime dans le mal ». Le philosophe (MOI) est indigné par cette approche esthétique de la morale.
 
LUI. — S’il importe d’être sublime en quelques genres, c’est surtout en mal. On crache sur un petit filou, mais on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel : son courage vous étonne, son atrocité vous fait frémir. On prise en tout l’unité du caractère.
MOI. — Mais cette estimable unité de caractère vous ne l’avez pas encore ; je vous trouve de temps en temps vacillant dans vos principes ; il est incertain si vous tenez votre méchanceté de la nature ou de l’étude, et si l’étude vous a porté aussi loin qu’il est possible.
LUI. — J’en conviens ; mais j’y ai fait de mon mieux. N’ai-je pas eu la modestie de reconnaître des êtres plus parfaits que moi ? ne vous ai-je pas parlé de Bouret avec l’admiration la plus profonde ? Bouret est le premier homme du monde dans mon esprit.
MOI. — Mais immédiatement après Bouret, c’est vous ?
LUI. — Non.
MOI. — C’est donc Palissot ?
LUI. — C’est Palissot, mais ce n’est pas Palissot seul.
MOI. — Et qui peut être digne de partager le second rang avec lui ?
LUI. — Le renégat d’Avignon.
MOI. — Je n’ai jamais entendu parler de ce renégat d’Avignon, mais ce doit être un homme bien étonnant.
LUI. — Aussi l’est-il.
MOI. — L’histoire des grands personnages m’a toujours intéressé.
LUI. — Je le crois bien. Celui-ci vivait chez un bon et honnête de ces descendants d’Abraham, promis au père des croyants en nombre égal à celui des étoiles.
MOI. — Chez un juif ?
LUI. — Chez un juif. Il avait d’abord surpris la commisération, ensuite la bienveillance, enfin la confiance la plus entière ; car voilà comme il arrive toujours : nous comptons tellement sur nos bienfaits, qu’il est rare que nous cachions notre secret à celui que nous avons comblé de nos bontés ; le moyen qu’il n’y ait pas des ingrats, quand nous exposons l’homme à la tentation de l’être impunément ? C’est une réflexion juste que notre juif ne fit pas. Il confia donc au renégat qu’il ne pouvait en conscience manger du cochon. Vous allez voir tout le parti qu’un esprit fécond sut tirer de cet aveu. Quelques mois se passèrent pendant lesquels notre renégat redoubla d’attention ; quand il crut son juif bien touché, bien captivé, bien convaincu par ses soins qu’il n’avait pas un meilleur ami dans toutes les tribus d’Israël… Admirez la circonspection de cet homme ! il ne se hâte pas ; il laisse mûrir la poire avant que de secouer la branche : trop d’ardeur pouvait faire échouer ce projet. C’est qu’ordinairement la grandeur de caractère résulte de la balance naturelle de plusieurs qualités opposées.
MOI. — Eh ! laissez là vos réflexions, et continuez-moi votre histoire.
LUI. — Cela ne se peut, il y a des jours où il faut que je réfléchisse ; c’est une maladie qu’il faut abandonner à son cours. Où en étais-je ?
MOI. — À l’intimité bien établie entre le juif et le renégat.
LUI. — Alors la poire était mûre… Mais vous ne m’écoutez pas, à quoi rêvez-vous ?
MOI. — Je rêve à l’inégalité de votre ton tantôt haut, tantôt bas.
LUI. — Est-ce que le ton de l’homme vicieux peut être un ?… Il arrive un soir chez son ami, l’air effaré, la voix entrecoupée, le visage pâle comme la mort, tremblant de tous ses membres. « Qu’avez-vous ? — Nous sommes perdus. — Perdus et comment ? — Perdus, vous dis-je, sans ressource. — Expliquez-vous. — Un moment, que je me remette de mon effroi. — Allons remettez-vous », lui dit le juif, au lieu de lui dire : « tu es un fieffé fripon, je ne sais ce que tu as à m’apprendre, mais tu es un fieffé fripon, tu joues la terreur. »
MOI. — Et pourquoi lui devait-il parler ainsi ?
LUI. — C’est qu’il était faux et qu’il avait passé la mesure ; cela est clair pour moi, et ne m’interrompez pas davantage. « Nous sommes perdus,… perdus !… sans ressource ! » Est-ce que vous ne sentez pas l’affectation de ces perdus répétés ?… « Un traître nous a déférés à la sainte Inquisition, vous comme juif, moi comme renégat, comme un infâme renégat… ». Voyez comme le traître ne rougit pas de se servir des expressions les plus odieuses. Il faut plus de courage qu’on ne pense pour s’appeler de son nom ; vous ne savez pas ce qu’il en coûte pour en venir là.
MOI. — Non, certes. Mais cet infâme renégat ?…
LUI. — Est faux, mais c’est une fausseté bien adroite. Le juif s’enraye, il s’arrache la barbe, il se roule à terre, il voit les sbires à sa porte, il se voit affublé du san-benito, il voit son autodafé préparé. « Mon ami, mon tendre ami, mon unique ami, quel parti prendre ? — Quel parti ? De se montrer, d’affecter la plus grande sécurité, de se conduire comme à l’ordinaire. La procédure de ce tribunal est secrète, mais lente ; il faut user de ses délais pour tout vendre. J’irai louer ou je ferai louer un bâtiment par un tiers, oui, par un tiers, ce sera le mieux ; nous y déposerons votre fortune ; car c’est à votre fortune principalement qu’ils en veulent, et nous irons, vous et moi, chercher sous un autre ciel la liberté de servir notre Dieu et de suivre en sûreté la loi d’Abraham et de notre conscience. Le point important dans la circonstance périlleuse où nous nous trouvons est de ne point faire d’imprudence… »
Fait et dit. Le bâtiment est loué et pourvu de vivres et de matelots, la fortune du juif est à bord ; demain à la pointe du jour, ils mettent à la voile, ils peuvent souper gaiement et dormir en sûreté ; demain ils échappent à leurs persécuteurs. Pendant la nuit le renégat se lève, dépouille le juif de son portefeuille, de sa bourse et de ses bijoux, se rend à bord et le voilà parti… Et vous croyez que c’est là tout ! bon ! vous n’y êtes pas. Lorsqu’on me raconta cette histoire, moi je devinai ce que je vous ai tu pour essayer votre sagacité. Vous avez bien fait d’être un honnête homme, vous n’auriez été qu’un friponneau. Jusqu’ici le renégat n’est que cela, c’est un coquin méprisable à qui personne ne voudrait ressembler. Le sublime de sa méchanceté, c’est d’avoir été lui-même le délateur de son bon ami l’israélite dont la sainte Inquisition s’empara à son réveil, et dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et ce fut ainsi que le renégat devint tranquille possesseur de la fortune de ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre-Seigneur.
MOI. — Je ne sais lequel des deux me fait le plus d’horreur, ou de la scélératesse de votre renégat, ou du ton dont vous en parlez.
LUI. — Et voilà ce que je vous disais : l’atrocité de l’action vous porte au-delà du mépris et c’est la raison de ma sincérité. J’ai voulu que vous connussiez jusqu’où j’excellais dans mon art, vous arracher l’aveu que j’étais au moins original dans mon avilissement, me placer dans votre tête sur la ligne des grands vauriens et m’écrier ensuite : Vivat Mascarillus, fourbum imperator ! Allons, gai, monsieur le philosophe, chorus ; vivat Mascarillus, fourbum imperator !
 

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La pantomime

Denis Diderot, Le neveu de Rameau, 1762

Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son gosier quelques-uns des airs de l’Île des Fous, du Peintre amoureux de son Modèle, du Maréchal ferrant, de la Plaideuse, et de temps en temps il s’écriait, en levant les mains et les yeux au ciel : « Si cela est beau, mordieu ! si cela est beau ! comment peut-on porter à sa tête une paire d’oreilles et faire une pareille question ? » Il commençait à entrer en passion et à chanter tout bas, il élevait le ton à mesure qu’il se passionnait davantage ; vinrent ensuite les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps ; et je dis : « Bon, voilà la tête qui se perd et quelque scène nouvelle qui se prépare… »

En effet, il part d’un éclat de voix « Je suis un pauvre misérable… Monseigneur, monseigneur, laissez-moi partir… Ô terre, reçois mon or, conserve bien mon trésor, mon âme, mon âme, ma vie ! Ô terre !… Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami ! Aspettare e non venire… A Zerbina penserete… Sempre in contrasti con te si sta… » Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de basse-taille il descendait jusqu’aux enfers, tantôt s’égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait le haut des airs ; imitant de la démarche, du maintien, du geste, les différents personnages chantants ; successivement furieux, radouci, impérieux, ricaneur. Ici c’est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minauderie ; là, il est prêtre, il est roi, il est tyran ; il menace, il commande, il s’emporte ; il est esclave, il obéit ; il s’apaise, il se désole, il se plaint, il rit ; jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l’air.

Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés autour de lui ; les fenêtres du café étaient occupées en dehors par les passants qui s’étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entr’ouvrir le plafond. Lui n’apercevait rien, il continuait, saisi d’une aliénation d’esprit, d’un enthousiasme si voisin de la folie qu’il est incertain qu’il en revienne, s’il ne faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons, en chantant un lambeau des Lamentations de Jomelli. Il répétait avec une précision, une vérité et une chaleur incroyable les plus beaux endroits de chaque morceau ; ce beau récitatif obligé où le prophète peint la désolation de Jérusalem, il l’arrosa d’un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du chant, et la force de l’expression, et la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s’était particulièrement montré un grand maître. S’il quittait la partie du chant, c’était pour prendre celle des instruments qu’il laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l’une à l’autre de manière à conserver les liaisons et l’unité du tout ; s’emparant de nos âmes, et les tenant suspendues dans la situation la plus singulière que j’aie jamais éprouvée. Admirais-je ? Oui, j’admirais ! Étais-je touché de pitié ? J’étais touché de pitié mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et les dénaturait.

Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différents instruments ; avec des joues renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons ; il prenait un son éclatant et nasillard pour les hautbois ; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable pour les instruments à corde dont il cherchait les sons les plus approchés ; il sifflait les petites flûtes, il roucoulait les traversières ; criant, chantant, se démenant comme un forcené, faisant lui seul les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divisant en vingt rôles divers ; courant, s’arrêtant avec l’air d’un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche.

Il faisait une chaleur à périr, et la sueur qui suivait les plis de son front et la longueur de ses joues, se mêlait à la poudre de ses cheveux, ruisselait et sillonnait le haut de son habit. Que ne lui vis-je pas faire ? Il pleurait, il riait, il soupirait, il regardait ou attendri, ou tranquille, ou furieux ; c’était une femme qui se pâme de douleur, c’était un malheureux livré à tout son désespoir ; un temple qui s’élève ; des oiseaux qui se taisent au soleil couchant ; des eaux ou qui murmurent dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des montagnes ; un orage, une tempête, la plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre. C’était la nuit avec ses ténèbres, c’était l’ombre et le silence, car le silence même se peint par des sons. Sa tête était tout à fait perdue.

Épuisé de fatigue, tel qu’un homme qui sort d’un profond sommeil ou d’une longue distraction, il resta immobile, stupide, étonné ; il tournait ses regards autour de lui comme un homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il se trouve ; il attendait le retour de ses forces et de ses esprits ; il essuyait machinalement son visage.

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