Découvrir, comprendre, créer, partager

Anthologie

Les Filles du feu dans le texte

Les Filles du feu, écrit par Gérard de Nerval alors qu'il est interné dans la clinique du docteur Blanche à Passy, est constitué de huit nouvelles dédiées à différentes figures féminines et d'un ensemble de huit sonnets formant un tout cohérent connu sous le nom « Les Chimères ». L'auteur mélange ainsi les genres et les registres, faisant voyager son lecteur dans différents espaces-temps (cycle français, cycle américain, cycle italien, cycle égyptien, cycle païen, cycle chrétien). Cette anthologie nous en donne un aperçu.

Voyage à la recherche d'un livre unique

Gérard de Nerval, « Angélique », Les Filles du feu, 1854.
Œuvre protéiforme, Angélique est un récit à la première personne composé à la fois de lettres rédigées par le narrateur et d'épisodes extérieurs comme le journal d'Angélique. Dans une ingénieuse mise en abyme, le narrateur y intègre le récit de la recherche de ses documents préparatoires. Au seuil du recueil, la nouvelle permet également à l’auteur de prendre position sur les nouvelles lois de censure qui frappent le genre du roman-feuilleton ainsi que sur la situation des bibliothèques dans lesquelles le nouvelliste érudit puise la matière de ses œuvres.

À mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l'amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d'insérer ce que l'assemblée s'est plu à appeler le feuilleton-roman. J'ai vu bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les frappait cruellement dans leurs moyens d'existence.

Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu'il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman, et pressé de vous donner un titre, j'indiquai celui-ci : l'Abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverais très vite à Paris les documents nécessaires pour parler de ce personnage d'une façon historique et non romanesque, — car il faut bien s'entendre sur les mots.

Je m'étais assuré de l'existence du livre en France, et je l’avais vu classé non seulement dans le manuel de Brunet, mais aussi dans la France littéraire de Quérard. — Il paraissait certain que cet ouvrage, noté, il est vrai, comme rare, se rencontrerait facilement soit dans quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez les libraires spéciaux. […]

On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque [Richelieu]. Ils tiennent en partie à l'insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c'est qu'une grande partie du temps et de la fatigue des savants distingués qui remplissent là des fonctions peu lucratives de bibliothécaires, est dépensée à donner aux six cents lecteurs quotidiens des livres usuels, qu'on trouverait dans tous les cabinets de lecture ; — ce qui ne fait pas moins de tort à ces derniers qu'aux éditeurs et aux auteurs, dont il devient inutile dès lors d'acheter ou de louer les livres.

On l'a dit encore avec raison, un établissement unique au monde comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une salle d'asile, — dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour l'existence et la conservation des livres. Cette quantité de désœuvrés vulgaires, de bourgeois retirés, d'hommes veufs, de solliciteurs sans places, d'écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards maniaques, — comme l'était ce pauvre Carnaval qui venait tous les jours avec un habit rouge, bleu clair, ou vert pomme, et un chapeau orné de fleurs, — mérite sans doute considération, mais n'existe-t-il pas d'autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur ouvrir  ... […]

La célèbre bibliothèque d'Alexandrie n'était ouverte qu'aux savants ou aux poètes connus par des ouvrages d'un mérite quelconque. Mais aussi l'hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps qu'il leur plaisait d'y séjourner.

Gérard de Nerval, Les Filles du feu, Paris : Giraud, 1854.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Paris
  • Littérature
  • Romantisme
  • Poésie
  • Nouvelle
  • Gérard de Nerval
  • Les Filles du feu
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm3vb7jcv8rbp

Retour à Ermenonville

Gérard de Nerval, « Sylvie », Les Filles du feu, 1854.
La dernière nouvelle des Filles du feu, « Sylvie »,  conduit le narrateur dans une quête identitaire qui le mène dans sa région natale, le Valois. Il part ainsi à Montagny sur les traces de son oncle et à Ermenonville, où Jean-Jacque Rousseau vécut à la fin de sa vie. Le texte choisi présente le charme pittoresque d’un haut-lieu de pèlerinage dont l’abandon traduit sans doute les derniers feux de la génération romantique des années 1830.
 

Je n'avais nulle envie de dormir. J'allai à Montagny pour revoir la maison de mon oncle. Une grande tristesse me gagna dès que j'en entrevis la façade jaune et les contrevents verts. Tout semblait dans le même état qu'autrefois ; seulement il fallut aller chez le fermier pour avoir la clef de la porte. Une fois les volets ouverts, je revis avec attendrissement les vieux meubles conservés dans le même état et qu'on frottait de temps en temps, la haute armoire de noyer, deux tableaux flamands qu'on disait l'ouvrage d'un ancien peintre, notre aïeul ; de grandes estampes d'après Boucher, et toute une série encadrée de gravures de l'Émile et de la Nouvelle Héloïse, par Moreau ; sur la table, un chien empaillé que j'avais connu vivant, ancien compagnon de mes courses dans les bois, le dernier carlin peut-être, car il appartenait à celte race perdue.

– Quant au perroquet, me dit le fermier, il vit toujours ; je l'ai retiré chez moi.

Le jardin présentait un magnifique tableau de végétation sauvage. J'y reconnus, dans un angle, un jardin d'enfant que j'avais tracé jadis. J'entrai tout frémissant dans le cabinet, où se voyait encore la petite bibliothèque pleine de livres choisis, vieux amis de celui qui n'était plus, et sur le bureau quelques débris antiques trouvés dans son jardin,des vases, des médailles romaines, collection locale qui le rendait heureux.

– Allons voir le perroquet, dis-je au fermier.

Le perroquet demandait à déjeuner comme en ses plus beaux jours, et me regarda de cet œil rond, bordé d'une peau chargée de rides, qui fait penser au regard expérimenté des vieillards.

Plein des idées tristes qu'amenait ce retour tardif en des lieux si aimés, je sentis le besoin de revoir Sylvie, seule figure vivante et jeune encore qui me rattachât à ce pays. Je repris la route de Loisy. C'était au milieu du jour ; tout le monde dormait fatigué de la fête. Il me vint l'idée de me distraire par une promenade à Ermenonville, distant d'une lieue par le chemin de la forêt. C'était par un beau temps d'été. […] Enfin, laissant le Désert à gauche, j'arrivai au rond-point de la danse, où subsiste encore le banc des vieillards. Tous les souvenirs de l'antiquité philosophique, ressuscités par l'ancien possesseur du domaine, me revenaient en foule devant celle réalisation pittoresque de l'Anacharsis et de l'Émile.

Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branches des saules et des coudriers, je reconnus tout à fait un lieu où mon oncle, dans ses promenades, m'avait, conduit bien des fois : c'est le Temple de la philosophie, que son fondateur n'a pas eu le bonheur de terminer. Il a la forme du temple de la sibylle Tiburtine, et, debout encore, sous l'abri d'un bouquet de pins, il étale tous ces grands noms de la pensée qui commencent par Montaigne et Descartes, et qui s'arrêtent à Rousseau. Cet édifice inachevé n'est déjà plus qu'une ruine, le lierre le festonne avec grâce, la ronce envahit les marches disjointes. […]

Voici les peupliers de l'île, et la tombe de Rousseau, vide de ses cendres. O sage ! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons pas, et comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil ! […]

Que tout cela est solitaire et triste ! Le regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux, donnaient autrefois tant de charme aux lieux que je viens de parcourir ! C'était encore une enfant sauvage, ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux noirs. Nous allions boire du lait à la ferme suisse, et l'on me disait : « Qu'elle est jolie, ton amoureuse, petit, Parisien ! » Oh ! ce n'est pas alors qu'un paysan aurait dansé avec elle ! Elle ne dansait qu'avec moi, une fois par an, à la fête de l'arc.

Gérard de Nerval, Les Filles du feu : Paris, Giraud, 1854.

Mots-clés

  • Paris
  • Littérature
  • Romantisme
  • Poésie
  • Nouvelle
  • Gérard de Nerval
  • Les Filles du feu
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm33jp48tpz48

Octavie

Gérard de Nerval, « Octavie », Les Filles du feu, 1854.
La nouvelle paraît en 1853 dans le journal Le Mousquetaire fondé par Alexandre Dumas et précède la publication des Filles du feu. Elle suit de peu la parution de la Lettre à Dumas et d' « El Desdichado ». Intimement liée à ce poème, le récit d’une tentative de suicide manquée et les visions nocturnes associées éclairent les terribles extrémités auxquelles les chimères nervaliennes ont pu conduire l’auteur ; elles disent à quel point l’écriture a pu jouer un rôle cathartique dans cette perspective.

O dieux ! je ne sais quelle profonde tristesse habitait mon âme, mais ce n'était autre chose que la pensée cruelle que je n'étais pas aimé. J'avais vu comme le fantôme du bonheur, j'avais usé de tous les dons de Dieu, j'étais sous le plus beau ciel du monde, en présence de la nature la plus parfaite, du spectacle le plus immense qu'il soit donné aux hommes de voir, mais à quatre cents lieues de la seule femme qui existât pour moi, et qui ignorait jusqu'à mon existence. N'être pas aimé et n'avoir pas l'espoir de l'être jamais ! C'est alors que je fus tenté d'aller demander compte à Dieu de ma singulière existence. Il n'y avait qu'un pas à faire : à l'endroit où j'étais, la montagne était coupée comme une falaise, la mer grondait au bas, bleue et pure ; ce n'était plus qu'un moment à souffrir. Oh ! l'étourdissement de cette pensée fut terrible. Deux fois je me suis élancé, et je ne sais quel pouvoir me rejeta vivant sur la terre, que j'embrassai. Non, mon Dieu ! vous ne m'avez pas créé pour mon éternelle souffrance. Je ne veux pas vous outrager par ma mort ; mais donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir, donnez-moi surtout la résolution, qui fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres à l'amour ! »

Pendant cette nuit étrange, un phénomène assez rare s'était accompli. Vers la fin de la nuit, toutes les ouvertures de la maison où je me trouvais s'étaient éclairées, une poussière chaude et soufrée m'empêchait de respirer, et, laissant ma facile conquête endormie sur la terrasse, je m'engageai dans les ruelles qui conduisent au château Saint-Elme ; — à mesure que je gravissais la montagne, l'air pur du matin venait gonfler mes poumons ; je me reposais délicieusement sous les treilles des villas, et je contemplais sans terreur le Vésuve couvert encore d'une coupole de fumée.

C'est en ce moment que je fus saisi de l'étourdissement dont j'ai parlé ; la pensée du rendez-vous qui m'avait été donné par la jeune Anglaise m'arracha aux fatales idées que j'avais conçues. […] En revenant, frappé de la grandeur des idées que nous venions de soulever, je n'osai lui parler d'amour ... Elle me vit si froid qu'elle m'en fit reproche. Alors je lui avouai que je ne me sentais plus digne d'elle. Je lui contai le mystère de cette apparition qui avait réveillé un ancien amour dans mon cœur, et toute la tristesse qui avait succédé à cette nuit fatale où le fantôme du bonheur n'avait été que le reproche d'un parjure.

Gérard de Nerval, Les Filles du feu, Paris, Giraud, 1854.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Paris
  • Littérature
  • Romantisme
  • Poésie
  • Nouvelle
  • Gérard de Nerval
  • Les Filles du feu
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm5xmvfskw1s0

El Desdichado

Gérard de Nerval, « Les Chimères », Les Filles du feu, 1854.
Publié le 10 décembre 1853 dans Le Mousquetaire, le sonnet est le texte que la postérité a retenu de Nerval. Il rapporte la descente aux enfers de celui qui a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron ». Le récit, entre mythologie personnelle et mythologie collective, dit aussi la crise du lyrisme et de la poésie avec le mythe d’Orphée. Le succès du texte doit beaucoup à la veine onirique qui l’innerve et qui interroge la limite étroite entre déraison et sublime.

Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ? ... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron ;
Modulant tout à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Gérard de Nerval, Les Filles du feu : Paris, Giraud, 1854.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Paris
  • Littérature
  • Romantisme
  • Poésie
  • Nouvelle
  • Gérard de Nerval
  • Les Filles du feu
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmc4z3grwvt7

Artémis

Gérard de Nerval, « Les Chimères », Les Filles du feu, 1854.
Le sonnet paraît pour la première fois dans le recueil des Chimères ; il est sans doute contemporain d’« El Desdichado  » et de la crise de folie d’août-septembre 1853. Le texte retrace les étapes d’un rituel initiatique qui a tout d’une apothéose, au moyen de l’évocation œcuménique d’influences mythiques et religieuses diverses.

La Treizième revient... C'est encor la première ;
Et c'est toujours la seule, — ou c'est le seul moment
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement :
C'est la mort — ou la morte... O délice ! ô tourment !
La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule :
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?

Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux :
Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle :
 La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux !

Gérard de Nerval, Les Filles du feu : Paris, Giraud, 1854.

Mots-clés

  • 19e siècle
  • Paris
  • Littérature
  • Romantisme
  • Poésie
  • Gérard de Nerval
  • Les Filles du feu
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm475z5w5wnb4