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Anthologie

Gaspard de la Nuit dans le texte

Première préface

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, 1842
Dans le texte liminaire (que Bertrand appelle dans sa correspondance la « première préface »), Gaspard de la Nuit retrace sa quête de l’art à l’oreille complaisante d’un narrateur dont l’identité n’est dévoilée qu’à la toute fin du texte. Gaspard lui confie son manuscrit jusqu’au lendemain avant de partir « écrire [s]on testament ». Le jour suivant, ce narrateur-personnage, las d’attendre Gaspard de la Nuit au jardin de l’Arquebuse, court en ville et interroge les passants. Il finit par trouver un « nabot et bossu » qui accepte de le renseigner, mais uniquement par allusions, ce qui l’impatiente.
 

 Faites-moi grâce de vos malignités et dites-moi où est monsieur Gaspard de la Nuit.

 Il est en enfer, supposé qu’il ne soit pas ailleurs.

 Ah ! je m’avise enfin de comprendre ! Quoi ! Gaspard de la Nuit serait… ?

 Eh ! oui… le diable !

Merci, mon brave !… Si Gaspard de la Nuit est en enfer, qu’il y rôtisse. J’imprime son livre.

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Paris : Pincebourde, 1869, p. 20.

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La Viole de Gamba

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Livre premier, « La Viole de Gamba », 1842
Intolérances, agressions, meurtres (prémédités), tortures, exécutions capitales, guerres, c’est à juste titre que les Fantaisies de Gaspard sont placées sous le signe du nocturne. L’imagination fantasque et capricante dont elles sont le fruit donne toutefois aussi à voir au lecteur, ici et là, de manière impromptue, quelques pirouettes, saynètes burlesques ou caricatures savoureuses. C’est souvent à la présence des arts de la rue dans les Fantaisies que l’on doit ces tonalités issues de la bamboche, de la foire et plus largement du théâtre. « La Viole de Gamba » fait ainsi surgir, entre une fausse note et une corde cassée, toute une scène de comédie italienne qui offre un contrepoint éphémère aux évocations plus sombres du livre I.
 

Il reconnut, à n’en pouvoir douter, la figure blême de son ami intime Jean-Gaspard Debureau, le grand paillasse des Funambules, qui le regardait avec une expression indéfinissable de malice et de bonhomie.

Théophile Gautier. — Onuphrius.

Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Que j’écrive un mot.
Ma chandelle est morte,
Je n’ai plus de feu ;
Ouvre-moi la porte
Pour l’amour de Dieu.

Chanson populaire.

Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l’archet la viole bourdonnante, qu’elle lui répondit par un gargouillement burlesque de lazzi et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une indigestion de comédie italienne.

C’était d’abord la duègne Barbara qui grondait cet imbécile de Pierrot d’avoir, le maladroit, laissé tomber la boîte à perruque de M. Cassandre et répandu toute la poudre sur le plancher.

Et M. Cassandre de ramasser piteusement sa perruque, et Arlequin de détacher au viédase un coup de pied dans le derrière, et Colombine d’essuyer une larme de fou rire, et Pierrot d’élargir jusqu’aux oreilles une grimace enfarinée.

Mais bientôt, au clair de lune, Arlequin dont la chandelle était morte suppliait son ami Pierrot de tirer les verrous pour la lui rallumer, si bien que le traître enlevait la jeune fille avec la cassette du vieux.

 « Au diable Job Hans le luthier qui m’a vendu cette corde ! » s’écria le maître de chapelle recouchant la poudreuse viole dans son poudreux étui. — La corde s’était cassée.

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Paris : Pincebourde, 1869, pp. 41-42.

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Les Grandes Compagnies (1364)

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Quatrième livre, « Les Grandes Compagnies (1364) », 1842
La composition de Gaspard de la Nuit a demandé plus de dix ans de recherches et d’expérimentations poétiques à Bertrand. Un texte en témoigne tout particulièrement : « Jacques-les-Andelys. Chronique de l’an 1364 » devenu, après de nombreux amendements, « Les Grandes compagnies (1364) ». Revendiquant le statut de chronique, la première version, parue en 1828 dans Le Provincial, est un récit relativement long. Elliptique, divisée en trois parties, la dernière version exige quant à elle du lecteur une attention et un travail d’interprétation très rigoureux. En voici le début.
 

Quelques maraudeurs, égarés dans les bois, se chauffaient à un feu de veille autour duquel s’épaississaient la ramée, les ténèbres et les fantômes.

« Oyez la nouvelle ! dit un arbalétrier. Le roi Charles cinquième nous dépêche messire Bertrand du Guesclin avec des paroles d’appointement ; mais on n’englue pas le diable comme un merle à la pipée. »

Ce ne fut qu’un rire dans la bande, et cette gaieté sauvage redoubla encore, lorsqu’une cornemuse qui se désenflait pleurnicha comme un marmot à qui perce une dent.

« Qu’est ceci ? répliqua enfin un archer, n’êtes-vous pas las de cette vie oisive ? Avez-vous pillé assez de châteaux, assez de monastères ? Moi je ne suis ni saoûl, ni repu. Foin de Jacques d’Arquiel, notre capitaine !… Le loup n’est plus qu’un lévrier… Et vive messire Bertrand du Guesclin, s’il me soudoie à ma taille et me rue par les guerres ! »

Ici la flamme des tisons rougeoya et bleuit, et les faces des routiers bleuirent et rougeoyèrent. Un coq chanta dans une ferme.

« Le coq a chanté et saint Pierre a renié Notre-Seigneur ! » murmura l’arbalétrier en se signant.

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Paris : Pincebourde, 1869, pp. 115-116.

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Scarbo

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Pièces détachées, « Scarbo », 1842
David d’Angers qui a recueilli tous les manuscrits que Bertrand gardait avec lui à l’hôpital les a transmis à Victor Pavie et à Sainte-Beuve lorsqu’ils préparaient l’édition originale de Gaspard de la Nuit. Ils décidèrent de publier en annexe de l’œuvre, sous le titre « Pièces détachées du portefeuille de l’auteur », quelques textes qui leur paraissaient proches, formellement, des pièces composant les six livres des Fantaisies. Certains de ces textes ont dû appartenir au livre avant d’être remplacés par d’autres ou supprimés ; d’autres ont pu être composés après la vente du manuscrit, peut-être pour y être insérés. Il semble que ce soit le cas de « À M. David, statuaire », dont deux manuscrits, l’un et l’autre postérieurs à la vente de Gaspard de la Nuit à Renduel, nous sont parvenus. Plusieurs de ces « Pièces détachées » ont acquis une célébrité égale et parfois supérieure aux textes de Gaspard de la Nuit. C’est particulièrement le cas de « Scarbo » que nombre de lecteurs ont préféré à la pièce qui porte le même titre dans la version du manuscrit vendu à Renduel (livre III). 
 

Il regarda sous le lit, dans la cheminée, dans le bahut ; — personne. Il ne put comprendre par où il s’était introduit, par où il s’était évadé.

Hoffmann. — Contes nocturnes.

Oh ! que fois je l’ai entendu et vu, Scarbo, lorsqu’à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d’argent sur une bannière d’azur semée d’abeilles d’or !

Que de fois j’ai entendu bourdonner son rire dans l’ombre de mon alcôve, et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit !

Que de fois je l’ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d’une sorcière !

Le croyais-je alors évanoui ? le nain grandissait entre la lune et moi comme le clocher d’une cathédrale gothique, un grelot d’or en branle à son bonnet pointu !

Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d’une bougie, son visage blémissait comme la cire d’un lumignon, — et soudain il s’éteignait.

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Paris : Pincebourde, 1869, pp. 191-192.

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